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RACISME – Le New York Times fait sa Une sur notre engagement à Bordeaux (article complet)

By Norimitsu Onishi

BORDEAUX, France — À la courbe du fleuve, une succession de majestueux édifices de pierre, tous plus imposants les uns que les autres, s’étire sur la rive gauche. Leurs élégantes façades du XVIIIe siècle ont contribué à faire classer Bordeaux, déjà réputé pour ses vins, au Patrimoine Mondial de l’Unesco.

“Cette façade, c’est un patrimoine monumental extraordinaire et une sorte de métaphore scénographique”, reconnaît Laurent Védrine, directeur du Musée d’Aquitaine. “Allons voir derrière cette façade de pierre: d’où provient cette richesse?”

Cela fait plus de dix ans que Bordeaux, à rebours d’une grande partie de la France, a entrepris de creuser la question, réalisant que ses majestueux immeubles avaient été en partie financés par la traite d’esclaves. L’esclavagisme se lisait jusque sur ses monuments et dans son architecture. La ville se confrontait à son passé, mais au lieu de détruire les traces de sa terrible histoire, elle fit poser des plaques qui la reconnaissent et l’expliquent.

D’autres villes européennes avec un passé similaire ont opté pour le silence. Mais la mort de George Floyd aux mains d’un policier à Minneapolis a désormais élargi et redonné du souffle au débat sur le long, brutal et lucratif passé de l’Europe en Afrique, et l’a ponctué récemment par le renversement de statues de figures de l’époque coloniale.

Le long passé esclavagiste et colonialiste de la France a longtemps été éclipsé par un récit national et une identité propre qui faisait du pays un champion révolutionnaire des droits universels de l’homme.

Karfa Diallo, fondateur d’une association qui a poussé la ville à reconnaître son histoire, guide des visiteurs sur des parcours qui retracent le rôle de Bordeaux dans la traite d’esclaves transatlantique.Credit…Andrea Mantovani pour The New York Times

Mais le passé colonial de la France est un sujet aussi sensible que celui de l’esclavage aux États-Unis. Derrière les façades raffinées d’une grande partie de l’Europe, la région la plus touristique au monde, se dissimule une richesse générée par la traite transatlantique d’esclaves et la colonisation de l’Afrique qui s’en est suivie.

Six décennies après l’accession à l’indépendance de la plupart des pays africains, ce passé n’a toujours pas été complètement accepté, que ce soit en Europe ou en Afrique. Les personnes d’origine africaine en Europe sont les premières victimes de ce silence et doivent composer avec un racisme tenace, une peur quasi-hystérique de l’immigration et l’échec des politiques d’intégration de générations d’immigrants — des phénomènes qui ne peuvent être séparés de ce passé irrésolu.

“C’est l’incapacité à faire la lumière sur le passé qui entretient le racisme et l’impunité de la police, et l’impunité de tous ceux qui, devant l’emploi, devant le logement, vont se baser sur des critères physiques pour refuser à un Français ses droits parce qu’il est noir, parce qu’il est arabe”, estime Karfa Diallo, né au Sénégal et fondateur de Mémoires et Partages, une association qui a oeuvré pour que la ville de Bordeaux reconnaisse pleinement son passé. “Ce n’est jamais dit très clairement comme ça mais c’est une question qui est vraiment au coeur”.

Une grande partie de la richesse de Bordeaux, ses monuments et son architecture, provient de son rôle dans la traite d’esclaves.Credit…Andrea Mantovani pour The New York Times

Des Bordelais avaient fait fortune en envoyant des navires en Afrique, où les Français troquaient leurs marchandises contre des esclaves qu’ils emmenaient ensuite dans les colonies françaises des Caraïbes, de l’autre côté de l’Atlantique. Là, ils étaient vendus et forcés à travailler dans les plantations, y produisant des marchandises destinées à être transportées à Bordeaux et vendues en Europe.

En 2009, le Musée d’Aquitaine a créé une exposition permanente qui explique en détail le rôle de la ville dans le commerce français lié à la traite d’esclaves. De 1672 à 1837, 180 armateurs bordelais organisèrent 480 expéditions négrières, transportant près de 150 000 esclaves d’Afrique vers les colonies françaises des Caraïbes et faisant de Bordeaux le deuxième port de commerce d’esclaves derrière Nantes.

La municipalité a reconnu ce passé de manière tangible dès 2006, en faisant poser une modeste plaque sur un quai de la Garonne pour commémorer l’histoire de l’esclavage. Depuis, ces rappels se sont multipliés et rapprochés des lieux de vie. L’année dernière, une statue à l’effigie de Modeste Testas, une esclave achetée par deux frères bordelais, a été érigée sur les bords du fleuve.

En juin, la ville a ajouté des plaques explicatives sur cinq rues nommées d’après des Bordelais célèbres ayant participé à ce commerce. Sur l’une d’entre elles, rue Gramont, on lit que Jacques-Barthélémy Gramont, ancien maire de Bordeaux, a financé une expédition esclavagiste en 1783, puis deux autres en 1803.

En 2020, Bordeaux a fait poser des plaques explicatives sur des rues nommées d’après des armateurs négriers.Credit…Andrea Mantovani pour The New York Times

Selon Marik Fetouh, maire-adjoint à Bordeaux, la ville a toujours estimé que le passé devait être rappelé et expliqué, contrairement à ceux, de plus en plus nombreux, qui appellent à renverser des statues en Europe et aux États-Unis.

“Des choses épouvantables ont été faites — mais supprimer les statues ne va pas effacer le crime”, dit M. Fetouh. “Non seulement on ne change pas l’histoire mais en plus on se prive des moyens de l’expliquer”.

M. Diallo estime cependant que Bordeaux — et la France — doit faire davantage, particulièrement au vu de la colère que suscite la mort de M. Floyd. S’il pense que l’option d’une réparation financière est politiquement irréaliste, il trouve l’idée moralement justifiée: la France avait bien compensé financièrement les esclavagistes suite à l’abolition de l’esclavage en 1848. Dans une bien moindre mesure, il dit souhaiter que la ville modifie le nom d’au moins une de ses rues, un “symbole fort”.

Pour M. Fetouh, au contraire, renommer les rues provoquerait la colère des résidents et les braquerait à l’idée de revisiter leur passé. Mais partout en Europe, le sentiment qui domine n’est pas en faveur du statu quo.

Après la mort de M. Floyd, une foule à Bristol arrachait de son piédestal la statue d’Edward Colston, un marchand d’esclaves au XVIIe siècle. À Anvers, en réponse à la montée des protestations, les autorités locales ont fait retirer une statue de Léopold II, le roi des Belges, dont l’expoitation de ce qui est devenu la République Démoratique du Congo avait causé des millions de morts et dont les ambitions avaient déclenché la ruée colonialiste des Européens en Afrique.

Aux États-Unis, la rapidité avec laquelle nombre de statues ont été déboulonnées sidère et inquiète une grande partie de l’élite française. Après s’en être pris à des monuments de Confédérés de la Guerre de Sécession, les manifestants ont élargi leur actions à d’autres figures historiques, dont des présidents américains comme Andrew Jackson, un propriétaire d’esclaves qui fit déplacer des Amérindiens de leurs territoires, et Woodrow Wilson, connu pour ses opinions racistes et pour avoir réintroduit la ségrégation parmi les employés fédéraux.

En France, beaucoup de manifestants s’en prennent à Jean-Baptiste Colbert, l’homme d’État du XVIIe siècle célébré encore aujourd’hui pour son importante action économique et politique, mais qui est aussi l’initiateur du Code Noir, un édit royal de 1685 régulant le commerce des esclaves dans les colonies. Mardi, un manifestant a projeté de la peinture rouge sur une statue de Colbert devant l’Assemblée Nationale et a taggé ‘négrophobie d’État’ sur le piédestal.

Jean-Marc Ayrault, ancien maire de Nantes et ancien premier ministre, désormais président de la Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage, a incité le gouvernement à retirer le nom de Colbert de salles ou de bâtiments importants. L’idée a rapidement été écartée, notamment par le Président de la République qui affirma lors d’une adresse aux Français que la France “n’effacera aucune trace ni aucun nom de son histoire”, ajoutant qu’elle “ne déboulonnera pas de statues”.

Avant même ces événements, Emmanuel Macron avait déclaré qu’en tant que premier président né après la fin de l’ère coloniale française, il n’était pas “otage du passé”, et voulait “un partenariat d’égal à égal” avec les anciennes colonies.

Mais la France — dont la puissance diplomatique repose en grande partie sur l’influence qu’elle exerce auprès de ses ex-colonies d’Afrique — a davantage de difficultés que d’autres nations européennes à faire face à son passé impérialiste.

Des maquettes de bateaux exposés au Musée d’Aquitaine. Beaucoup de Bordelais firent fortune en envoyant des navires en Afrique, où ils échangeaient des biens contre des esclaves.Credit…Andrea Mantovani pour The New York Times

Achille Mbembe, expert camerounais de l’histoire post-coloniale française, dit que ces efforts sont rendus compliqués par la façon dont la France se perçoit en tant que nation, ainsi que par sa tendance à se faire porte-parole de valeurs universelles telles que la liberté et l’égalité.

“Il n’y a pas beaucoup de pays dans le monde qui se croient profondément investis d’une mission universelle”, explique M. Mbembe, qui enseigne à l’université de Witwatersrand à Johannesbourg. “Les Etats-Unis en sont un. La France est l’autre”.

“C’est l’idée d’universel fondé sur le concept qu’il y a une seule race humaine”, ajoute-t-il. “Mais les Français confondent l’horizon avec la réalité existante. L’écart est immense”.

Achille Mbembe, expert camerounais de l’histoire post-coloniale française, dit que ces efforts sont rendus compliqués par la façon dont la France se perçoit en tant que nation, ainsi que par sa tendance à se faire porte-parole de valeurs universelles telles que la liberté et l’égalité.

“Il n’y a pas beaucoup de pays dans le monde qui se croient profondément investis d’une mission universelle”, explique M. Mbembe, qui enseigne à l’université de Witwatersrand à Johannesbourg. “Les Etats-Unis en sont un. La France est l’autre”.

“C’est l’idée d’universel fondé sur le concept qu’il y a une seule race humaine”, ajoute-t-il. “Mais les Français confondent l’horizon avec la réalité existante. L’écart est immense”.

Cet écart était d’autant plus facile à passer sous silence que le commerce d’esclave et le colonialisme se déroulaient loin de la France métropolitaine, ajoute M. Mbembe: “Cela a toujours été une entreprise off-shore, en quelque sorte”.

Même dans ses territoires ultramarins, la France a mis du temps à reconnaître son passé.

L’aéroport principal de Guyane — un département d’Outre-mer sur la côte nord de l’Amérique du Sud que les Français peuplèrent au XVIIe siècle d’Africains asservis — porta longtemps le nom de “Rochambeau », héros de la guerre d’indépendance des Etats-Unis mais dont le fils introduisit des chiens en Haïti pour réprimer des esclaves rebelles, et encouragea qu’on nourrisse les chiens de chair humaine.

Christiane Taubira — la députée de Guyane à l’origine d’une loi en 2001 reconnaissant le commerce d’esclaves comme relevant de crimes contre l’humanité, et première femme noire ministre de la Justice en France — avait poussé à ce qu’on change le nom de l’aéroport dès les années 2000.

“Il y avait tellement de résistance — des historiens, des élus, même dans la population — que je me suis dit ‘je mets ça dans les mains de la prochaine génération’”, se souvient l’ancienne ministre lors d’une conversation téléphonique depuis la Guyane, sa voix recouvrant le vacarme d’une tempête tropicale. “Mais nous avons gagné après 9 années de bataille”.

Un modèle réduit d’une plantation de canne à sucre dans la colonie de Saint-Domingue, vers 1774, au Musée d’Aquitaine.
Un modèle réduit d’une plantation de canne à sucre dans la colonie de Saint-Domingue, vers 1774, au Musée d’Aquitaine.Credit…Andrea Mantovani pour The New York Times

En 2012, l’aéroport fut rebaptisé en souvenir de Félix Eboué, un descendant d’esclaves nommé gouverneur de Guadeloupe en 1936, à l’époque une autre colonie française aux Caraïbes.

La France et ses anciennes colonies entretiennent des liens tenaces qui imprègnent encore les esprits des Africains francophones, même des décennies après l’indépendance.

De jeunes et pauvres migrants africains persistent à risquer leur vie en traversant le Sahara ou la Méditerranée, attirés par l’aura vague — et un peu magique — de la France, dans l’espoir de s’y établir.

Les élites africaines, quant à elles, détiennent des appartements à Paris et y envoient leurs enfants à l’école.

“Je dirais que pour la strate la plus élevée des Africains francophones, leur plus profond désir aurait été d’être français”, dit M. Mbembe, l’historien. “C’est une structure profonde de désir qui a toujours été là — d’être en quelque sorte français ou d’être reconnu par les Français”.

“D’où l’importance de décoloniser l’imaginaire”, ajoute-t-il.

M. Diallo, l’activiste bordelais né au Sénégal, a quitté l’Afrique il y a 25 ans avec en tête les écrits de Léopold Senghor et d’Aimé Césaire. En France, il a construit sa vie sur une courbe du fleuve, faisant de cette ville, aussi, la sienne.

“Le désir d’Europe est plus fort que le désir d’Afrique,” dit M.Diallo. “Nous-mêmes n’en sommes pas du tout absents. Nous sommes venus faire nos études ici et finalement nous sommes restés. Nous sommes devenus français”.

By Norimitsu Onishi

2 réponses

  1. La France n’est pas parfaite, certe, mais tout ce que je lis ici et là, en français, renforce mon espoir de changement.

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