Au hasard de mes pérégrinations insomniaques, je suis tombé, avec stupeur, cette semaine sur plusieurs posts sur les réseaux sociaux ainsi que des commentaires qui laisseraient penser qu’existait à Bordeaux, sous l’occupation allemande lors de la seconde guerre mondiale, un « ghetto nègre ».
Et le plus surprenant c’est qu’à présent, ce qu’on prenait pour de la légende urbaine est documenté et attesté par des photos révélées par Erwan Langeo, historien et médiateur du patrimoine dans son Tome 16 (Bordeaux Un port en guerre 1940-1944, 2014).
Si nous savions, depuis les travaux historiques d’Eric Saugera (Bordeaux port négrier, 1995, Karthala), confirmés par la thèse de l’archiviste Julie Duprat « les minorités noires à Bordeaux au 18e siècle » (Bordeaux Métisse, 2021, Mollat), qu’une importante population noire a vécu dans « le siècle des Lumières » majoritairement sous une condition servile, l’époque contemporaine ne nous avait que très peu révélée le devenir de ce peuple qui fut si nécessaire à la prospérité bordelaise.
Il faut dire que la place de Bordeaux, deuxième port négrier de l’hexagone, dont la proximité géographique avec les Caraïbes, le dynamisme des négociants, l’arrière-pays riche et la possession à 40% de la colonie française la plus riche d’Amérique (St-Domingue), avait fini de surclasser la ville pour en faire le premier port colonial et selon les historiens le port qui a profité le plus de l’esclavage colonial français.
Dans ce siècle aux lumières si sélectives, Julie Duprat, sur la base d’une recherche fouillée des archives bordelaises de cette époque, domiciliait majoritairement les Noirs dans le quartier St-Seurin considéré comme l’épicentre de la présence noire bordelaise de cette époque esclavagiste.
Autour de la Basilique St-Seurin, une sociabilité noire est ainsi attestée par des mariages, des unions mais aussi de liens de solidarité entre noirs dont les statuts allaient de l’esclavage à la domesticité pour les affranchis et les « libres de couleur ». En 2018, un parcours-mémoire, défini par l’historienne, avait guidé le public dans ce quartier de l’ouest bordelais.
Si on peut supposer que l’abolition définitive de l’esclavage des noirs au milieu du 19e siècle ait améliorée la condition des africains aussi bien dans les colonies américaines qu’en Europe où nombre d’entre eux furent déportés et firent souche malgré tout, il n’y avait jusque-là aucun document officiel, carte urbaine, plan municipal ou toponyme contemporain qui mentionne l’existence d’un quartier bordelais portant officiellement le nom de « quartier nègre » ou désignation similaire.
Et voilà qu’on apprend, sous la plume de Erwan Langeo, que jusqu’au milieu du 20e siècle, pendant l’occupation allemande de Bordeaux de 1940 à 1944, cette présence noire a rendu nécessaire l’interdiction aux Nazis (Für wehrmacht gesperrt) de tout un quartier, l’actuel Saint-Pierre qui regroupe le périmètre place de la Bourse /rue Saint Catherine / cours Alsace Lorraine, incluant la rue du Chai-des-Farines, la rue des Argentiers et la rue de la Vache.
Ainsi ce qui jusque-là était rumeur urbaine ou légende sans sources fiables ni preuves documentées, vient à être attesté par Erwan Langeo de « ghetto noir » (traduction littérale de la banderole) avec cette photo prise de la Place de la Bourse et d’où on aperçoit la fontaine de la Place du Parlement.
Le « Negerviertel » est donc bel et bien un quartier noir, habité par des personnes d’origine africaine, dont les troupes allemandes ont interdiction absolue de fréquentation.
Il faut dire que depuis les travaux du journaliste Sergé Bilé, nous savons que l’idéologie raciste et suprémaciste Nazie a aussi durement frappé les noirs dont beaucoup furent déportés dans des camps de concentration.
Pour des raisons variées (résistants, combattants ou victimes de rafles arbitraires), de nombreux Africains, Antillais ou Afro-Américains ont connu l’enfer des camps où ils étaient la cible d’humiliations multiples. Des témoignages de survivants, recueillis en Allemagne, en Belgique, en Espagne, en France et au Sénégal mettent en lumière ce qu’ils ont vécu dans les Camps nazis.
Les autorités nazies d’une capitale girondine, qui a vite fait de collaborer avec l’occupant Allemand, ont-ils classé ce secteur comme « Verbotene Zone » (zone interdite) pour leurs soldats afin d’éviter toute « souillure » entre les soldats allemands et les populations de couleur (marins, dockers, prostituées ou anciens combattants coloniaux) qui y résidaient.
Cette mixité sociale et ethnique, rendue irréversible par le passé esclavagiste du 18e siècle bordelais qui fit déporter des milliers d’Africains dans la ville mais aussi par une continuité de la présence coloniale bordelaise en Afrique ainsi que le débarquement lors de la première et de seconde guerre mondiale des contingents de Tirailleurs africains, peut expliquer l’extrême précarité et la dangerosité aux alentours d’un port Atlantique dont les Allemands ont vite fait de comprendre l’intérêt stratégique.
Karfa DIALLO








