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MUSEE D’AQUITAINE – Anne-Marie Garat choquée par la « tartufferie langagière »

La romancière a écrit au Maire de Bordeaux à la suite d’une visite des salles du Musée consacrées à l’esclavage.

Née en 1946 à Bordeaux, Anne-Marie Garat est auteur d’une œuvre littéraire de tout premier plan et a notamment obtenu le prix Femina et le prix Renaudot pour son roman Aden (Seuil) en 1992 et le prix Marguerite Audoux pour son roman, Les Mal Famées en 2000.

Paris, 23 mars 2018

Monsieur le Maire de Bordeaux,

Monsieur le Directeur du Musée d’Aquitaine

Lors d’une visite au Musée d’Aquitaine, j’ai pu apprécier les salles consacrées à la traite négrière de la ville de Bordeaux, leur intérêt historique et culturel. Je n’en ai été que plus choquée que l’un des cartels pédagogiques titré Noirs et gens de couleur à Bordeaux, soit affiché sans que quiconque, apparemment, s’en émeuve (texte en annexe).

Qu’en termes aimables la réalité négrière bordelaise est ici traduite ! Des historiens, des experts du domaine ou membres de comités ad hoc ont donc validé cet échantillon de tartufferie langagière ?

Noirs et gens de couleur viennent à Bordeaux au XVIIIème siècle. Dirait-on pas qu’ils s’y rendent de leur propre chef, par goût du voyage, si prisé à cette époque ? Pour l’essentiel, il s’agit de domestiques suivant leurs maîtres. L’essentiel ? Pas vraiment puisque, apprend-on plus loin, deux tiers sont des esclaves, et faut-il rappeler que, selon le Code noir en vigueur, l’esclave est un « bien meuble », sur lequel son possesseur a tout pouvoir d’achat et de vente, de travail forcé, de sévices punitifs, de mort ; dont attestent d’ailleurs objets et documents exposés, très éloquents.

Alors fort peu probable qu’à ce bien meuble-là il appartienne de venir à Bordeaux, d’y suivre ou non son maître…

Le mot « déporté » écorcherait-il l’oreille bordelaise ?

Dans la foulée, il est spécifié que ces gens sont envoyés apprendre un métier, parfaire leur formation : l’esclavagiste aurait donc souci philanthropique d’éduquer le cheptel humain qu’il exploite dans ses îles à sucre. Il dispenserait une formation initiale – alphabétisation, instruction ? – à ses esclaves avant leur départ, que Bordeaux leur permettrait de parfaire… Ce vertueux motif affiché travestit la réalité négrière. Si certains affranchis sont domestiques ou artisans, l’essentiel des Noirs et gens de couleur présents à Bordeaux sont en servitude chez leurs propriétaires.

Mais il y a peu de problèmes de cohabitation en dépit de la forte discrimination. Or si cohabiter signifie habiter ensemble, partager logement ou quartier, jouir librement du même espace, le terme maquille sérieusement la ségrégation raciale ; et heureux d’apprendre que ceux qui la subissent ne posent pas trop de problèmes à leurs exploiteurs…

Cependant leur afflux a l’air d’en poser. S’agirait-il d’une invasion subie par les Bordelais à l’insu de leur plein gré et qu’il faudrait juguler ? Les autorités s’y emploient. Allusion sibylline aux mesures de coercition de la «Police des Noirs » instituée à l’encontre des esclaves : recensements obligatoires – litote couvrant le pass racial obligatoire -,  « dépôt » des Noirs, dont le pudique guillemet habille le dépotoir carcéral où ils sont traités en criminels et, selon un contemporain, croupissent, « rongés de vermine et de gale ». Répression visant les Noirs; évidemment pas les négriers, initiateurs et bénéficiaires de leur présence à Bordeaux, qui fraudent l’interdiction de servitude sur le sol français.

Ainsi le texte avalise-t-il que les seuls fauteurs de trouble sont les esclaves, dont le délit est de l’être, et d’être là. Mais ces mesures ont peu d’effet, avec une vingtaine d’emprisonnements connus. Se félicite-t-on de ce taux relativement bas, ou déplore-t-on le laxisme des autorités qui peinent à réprimer et tiennent mal leurs registres ? Quant au résultat du recensement de 1777, donné pour ferme, son estimation est  discutée par les chercheurs, faudrait-il pas le préciser ?

Quant aux rarissimes procès de Noirs, taxés de velléité (irrésolution fautive du démarcheur), leur tentative est combattue à Bordeaux : modeste appréciation pour désigner l’entrave à tout acte de justice réclamant la liberté, et le féroce attachement des Bordelais à leurs prérogatives négrières, protestant à l’Assemblée nationale contre leur abolition en 1789.

Ainsi cette rhétorique atteste-t-elle la pérennité d’une idéologie aussi insane que préjudiciable, autorisant impunément l’affichage d’un cartel muséal aux relents révisionnistes à peine implicites. Quand celui-ci est supposé avoir une visée pédagogique auprès du visiteur, particulièrement du jeune public, il est assez effarant qu’il ait pu être maintenu jusqu’à ce jour : aucun responsable n’a donc un minimum de recul critique pour évaluer la désinformation insidieuse qu’il constitue, au mépris des (récents) travaux de recherche sur la traite négrière à Bordeaux ?

A moins que ce cartel ne soit un irrépressible lapsus trahissant la bonne conscience d’une ville qui a tiré son opulence du commerce triangulaire et qui, enfin conduite à se retourner sur son histoire, « blanchit » sa mauvaise mémoire par une « attitude de faux-semblants », souvent dénoncée comme symptôme d’une amnésie chronique locale.

Mes remarques ne sont pas d’oiseuses chicanes. Elles soulèvent la question capitale de l’emploi des mots et de leur sens ; il s’agit du langage, par lequel s’énonce le monde et se construit la pensée. Elles ne plaident pas pour une quelconque repentance, mais pour la rigueur historique que la mémoire collective se doit à elle-même et aux générations futures.

Raison pour laquelle je me permets de vous prier, Monsieur le Maire de Bordeaux, d’ôter ce cartel des cimaises et de le remplacer par un texte plus digne de l’établissement que vous dirigez.

Vous remerciant pour votre attention, je vous prie d’agréer mes salutations distinguées.

Anne-Marie Garat

Romancière

Cartel affiché au Musée d’Aquitaine de Bordeaux :

« Au moins 4000 Noirs et gens de couleur viennent à Bordeaux au XVIIIème siècle. Il s’agit pour l’essentiel de domestiques suivant leur maître, d’esclaves envoyés apprendre un métier, et d’enfants métis venus parfaire leur formation. Il y a peu de problèmes de cohabitation en dépit d’une forte discrimination. Dans le premier quart du siècle, les autorités veulent limiter cet afflux en organisant des recensements obligatoires, une police particulière et un « dépôt » des Noirs.

Mais ces mesures ont peu d’effet, avec une vingtaine d’emprisonnements connus. En 1777, trois cents personnes de couleur sont recensées dans la Généralité. Les deux tiers sont des esclaves bien que « la France ne puisse admettre aucune servitude sur son sol ». En 1776, deux Noirs esclaves gagnent un procès contre leur maître obligé de leur rendre la liberté. Ces velléités sont cependant combattues jusqu’à la Révolution. »

3 réponses

  1. Anne-Marie, merci de rappeler que les mots ont un sens, ils peuvent parfois, hélas, habiller une réalité cruelle pour la masquer.
    Tu aides à faire tomber les masques.
    MFrance

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