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BORDEAUX – BAYONNE – DAKAR – LA ROCHELLE – LE HAVRE – PARIS

QUAND BORDEAUX POSAIT 5 PANNEAUX EXPLICATIFS SUR LES RUES DE NÉGRIERS – 10 JUIN 2020

TRIBUNE DE KARFA SIRA DIALLO – « Notre victoire, ce sont nos mémoires » – Sous la pression combinée du mouvement Black Lives Matter et de notre engagement, le 10 juin 2020 la ville de Bordeaux apposait des panneaux explicatifs sur 5 des 20 rues de négriers du premier port colonial français : Gramont, Gradis, Desse, Mareilhac et Féger.

Une politique qui réveille un débat national et international sur les usages des vestiges de la violence politique notamment lorsqu’elle a été qualifiée de crime contre l’humanité par la France depuis 2001.

Cette décision bordelaise, quoiqu’insuffisante sur la forme et le fond, est une réponse à la revendication politique et sociale d’une signalétique urbaine plus conforme à l’évolution du devoir de mémoire et du droit international.

Pour autant, il serait prématuré de crier victoire, tant les élu-e-s du premier port colonial ont pris la triste habitude d’actes manqués, toujours justifiés par quelques zélés universitaires et agents administratifs, dans l’exclusion des acteurs de la revendication mémorielle et révélateurs du « trou de mémoire » persistant sur leur responsabilité d’un devoir et d’un travail justes d’histoire et de mémoire sur ce crime contre l’humanité.

Qu’on se rappelle la récente dérobade d’Alain Juppé sur la ruelle Frantz Fanon (2019) sous la pression de l’extrême droite bordelaise ou les récits officiels biaisés de la mémoire de l’esclavage régulièrement dénoncés notamment par l’écrivaine bordelaise Anne-Marie Garat qui en a fait le sujet d’un livre « Humeur noire » paru chez Actes Sud en février 2021.

Mais ne boudons pas notre plaisir de voir une revendication de 23 ans aboutir après les atermoiements, peurs et fantasmes qu’exprimaient le maire de Bordeaux dès le lancement de la campagne nationale dans le journal Le Figaro :

« Je ne vais pas m’engager dans une telle procédure (…), c’est absurde », a réagi lundi Alain Juppé, maire UMP de Bordeaux, interrogé par l’AFP. « Ces rues ont été baptisées parfois bien des années après que le commerce triangulaire a été interrompu. (…) Surtout c’est une question de principe, on ne va pas se mettre à débaptiser toutes les rues. Les familles ne sont pas responsables de ce qui s’est passé » Alain Juppé, Figaro, 14 septembre 2009

C’est qu’ici l’esclavage colonial européen a trouvé un terrain rendu fertile par une insatiable bourgeoisie, un arrière-pays riche, une position géographique idéale en faisant « l’Entrepôt de l’Europe » et la propriété de « L’Eldorado des Aquitains », cette Haitï, « perle des Antiles » et colonie la plus riche d’Amérique au 18e siècle.

Soutenu par l’Eglise et justifié par le Code Noir (1685), ce commerce criminel va enrichir la ville et la développer à un rythme vertigineux, érigeant ses commanditaires et exécutants en puissants notables aux carrières administratives, économiques, cléricales et sociales récompensées par des rues, des places et des monuments. Une culture politique « co-gestionnaire », installée dès l’après seconde guerre mondiale et pratiquée avec maestria par l’ancien maire Jacques Chaban-Delmas, cimentera une élite politicienne transpartisane autour d’une schizophrénie de la fierté à une histoire Atlantique bordelaise aveugle à la dimension du crime qui l’a alimenté. « Les tabous » de l’Université de Bordeaux relatés par l’historien Hubert Bonin ferment le ban de tout récit historique, interrogation ou remise en cause de l’historiographie locale.

L’écrivain Antillais Patrick Chamoiseau, soutien précoce de la campagne, ne s’y trompe pas :

«Pour moi, il est évident qu’il faut débaptiser les rues de Bordeaux, de Nantes, de La Rochelle et du Havre qui portent le nom de négriers. Les choix de noms pour les rues sont de nature emblématique, voire symbolique. C’est un maillage de petites célébrations qui est censé conforter les valeurs les plus fondamentales de la Nation. Quand on a compris cela, l’insupportable surgit alors… Pour faire face à la complexité de notre monde actuel, nous n’avons plus d’autre choix que de traiter des dynamiques mémorielles qui jusqu’alors se combattaient ou s’ignoraient. Dans ce monde nouveau où nous sommes tous un peu démunis, il nous faut à minima cette vigilance refondatrice et ce souci de tout assainir. » Patrick Chamoiseau, in JDD , 13 sept 2009

Si, le fond de cette adresse intellectuelle était bien compris, l’évolution sur la forme de la réparation était nette dès 2009 où était envisagée l’hypothèse de panneaux explicatifs sur les symboles du crime. Ainsi que le rapporte Le Figaro du 14 septembre 2009 :

« On ne peut pas accepter la reconnaissance publique attribuée à des gens coupables de crime contre l’humanité. L’idée, c’est de changer le nom de ces rues mais nous invitons à réfléchir à une alternative qui consisterait à apposer une plaque explicative à côté du nom de la rue…. »

C’est que l’iconoclasme français, qui a connu son apogée pendant la période révolutionnaire, a tendu pendant des siècles à « mettre la poussière sous le tapis », chaque nouveau régime prenant soin d’effacer tous les symboles de ceux qui les ont précédés. Une méthodologie purificative de l’espace public qui a montré ses limites. Les mémoires fascistes, par exemple, ne se sont jamais aussi bien portées en France malgré l’effacement des symboles des collabos des nazis pendant la seconde guerre mondiale. Débaptiser c’est effacer un histoire mais pas une mémoire. Pour faire mémoire commune et partagée, le symbole physique du crime doit demeurer mais accompagné d’un dispositif critique à l’aune de notre conscience contemporaine.

Nationale, dés le début, la campagne a d’abord visée les quatre principaux ports négriers français, Bordeaux, Nantes, La Rochelle et Le Havre, puis a eu une étape à Marseille (aux Municipales de 2014) dont l’historien Gilbert Buti atteste que 80 navires négriers ont fait le commerce triangulaire et que certains des commanditaires avaient aussi leurs honneurs dans la ville (voir liens en bas de page).

Depuis 2009, des périples réguliers ont ainsi conduit les militants de la campagne dans les différentes villes à la rencontre des élu-e-s et des habitant-e-s pour en faire la pédagogie antiraciste et citoyenne.

Et comme toujours sur cette mémoire de l’esclavage colonial français, c’est la ville de Nantes qui bougera la première. En 2018, suite au dernier périple national, la municipalité a répondu favorablement à la demande et réalisée le 10 mai, l’apposition des plaques explicatives en bas des rues incriminées, notamment la fameuse rue Kervégan.

A Bordaux, c’est le 2 décembre 2019 que le Journal Sud-Ouest annonce que la commission municipale a décidée d’affubler 6 rues de négriers de panneaux explicatifs : Place Mareilhac, Rue de Grammont, Passage Feger, Rue Desse et Rue David-Gradis.

Et la journaliste d’ajouter, à juste raison :

« Le fait est que l’esclavage à Bordeaux, ce n’est pas uniquement le problème du commerce triangulaire. Avec 500 expéditions ayant concerné 150 000 esclaves entre 1672 et 1837, le port bordelais est resté loin derrière Nantes et ses 500 000 esclaves déportés. Mais c’est bien sur les plantations de Saint-Domingue que Bordeaux a assis sa fortune. Or, qui dit plantations dit esclaves par dizaines de milliers, ainsi qu’en témoignent les salles XVIIIe du musée d’Aquitaine. Et là, cela concerne beaucoup plus de monde, et pas seulement une liste de 17 ou de six noms. »

La signalétique urbaine constitue un enjeu majeur de réparation des séquelles de ce crime contre l’humanité. La récente dérobade de la ville de Bordeaux sur la ruelle Frantz Fanon, sous la pression de l’extrême droite, témoigne de l’incapacité des élu-e-s de la majorité de notre ville à admettre qu’un crime contre l’humanité a été commis et que ces commanditaires figuraient parmi les notables de la ville. Pourtant, l’esclavage, la traite des noirs et la colonisation qui les a inspirée et nourrie, étaient et restent des crimes contre l’Humanité.

S’il faut reconnaitre et saluer l’action de la ville de Bordeaux qui, sous la pression associative, a mis en place plusieurs actions de reconnaissance et de réparation autour de cette mémoire, il reste que les méthodes autoritaires aboutissent souvent à des récits biaisés qui rendent insuffisamment compte de la dynamique de justice mémorielle. La seule façon de rendre justice et de réparer la signalétique est l’ajout, sur les rues mêmes où l’honneur a été rendu, de plaques explicatives, pour rappeler la complexité de ces personnages éponymes. En effet, si ceux-ci ont souvent joué un rôle important pour la cité, raison pour laquelle ils passent à la postérité, ce sont également des criminels au regard de l’Humanité.

Il ne s’agit nullement de jeter l’opprobre sur leurs descendants, qui ne sont évidemment par responsables des exactions de leurs ancêtres, qui souvent même les ignorent.

Un dialogue a été entamé avec des descendants d’armateurs, comme en témoigne le musicien Pierre de Bethmann, descendant d’un notable bordelais honoré par une rue

« Je pense indispensable de comprendre l’histoire en profondeur, de s’efforcer de contextualiser, et de prendre par exemple conscience que les philosophes des Lumières eux-mêmes étaient souvent très complaisants à l’égard de l’esclavage colonial. Il est certainement possible de considérer la traite et le commerce en droiture comme des faits de nature comparable mais d’intensité différente, et dont la responsabilité incombe à un nombre considérable d’acteurs, notamment en Aquitaine…. » Sud-Ouest, 5 mai 2016

Il est plutôt question de préciser qu’une partie de la splendeur de Bordeaux, inscrite au patrimoine de l’UNESCO, résulte des fortunes bâties aux colonies, dans les plantations travaillées par des femmes et des hommes réduits à l’esclavage.

C’est ce que des enfants de Bordeaux, collégiens, ont compris et réalisé le 31 mai dernier, en posant un panneau explicatif sur la rue David Gradis, ainsi que le rapporte l’article ci-dessous;

« Sais-tu combien d’esclaves ont été déportés dans ce navire appelé le Patriarche-Abraham armé par David Gradis en 1730 ? Ils étaient en moyenne entre 280 et 300 esclaves à faire la traversée dans des conditions atroces. (…) Et connais-tu Paul Broca ? Mais oui, cet anthropologue qui mesurait les crânes humains, pionnier de l’anthropologie physique, considérant alors que les différences de tailles pouvaient permettre de soutenir les théories selon lesquelles les Noirs comme les femmes étaient moins « capables » que les hommes blancs ? Comment pouvait-on croire une chose pareille ? En tout cas certains l’ont cru » Journal Aqui, 31 mai 2019

Ce travail sur la signalétique urbaine est une nécessaire œuvre de justice et de réparation, indispensable pour combattre l’esclavage contemporain et l’impunité de ceux qui privent de leur liberté et de leur dignité d’autres hommes et d’autres femmes.

Bordeaux désormais fait école à la Rochelle où ce 10 mai ont permis l’apposition de 7 panneaux explicatifs et au Havre où une réflexion est enclenchée avec notre association Havre Mémoires & Partages.

Cependant, la méthode autoritaire avec laquelle l’ancienne majorité bordelaise a procédée, dévoilant en catimini des panneaux dont la signalisation et le contenu passent à coté des enjeux de participation et de justice, ayant été mise à nu par tous les observateurs, il s’agira avec la nouvelle majorité de réparer. D’abord en améliorant la signalisation, en corrigeant le texte et en étendant ces panneaux aux 20 autres rues de négriers.

Karfa Sira DIALLO

fondateur-directeur de Mémoires & Partages

Membre du conseil d’orientation de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage

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