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BORDEAUX – BAYONNE – DAKAR – LA ROCHELLE – LE HAVRE – PARIS

ESCLAVAGE – Dialogue pour une mémoire entre deux descendant-e-s…

Avec l’autorisation de l’auteur, nous publions ce dialogue réalisé par le journaliste Jean Berthelot de La Glétais pour l’hebdo Vraiment en 2018.

Karfa Diallo, Axelle Balguerie ; le premier préside l’association Mémoires et Partages, qui milite notamment pour la reconnaissance par Bordeaux de son passé négrier. La seconde est apparentée à Pierre Balguerie-Stuttenberg, esclavagiste qui a donné son nom à une artère de la capitale de Nouvelle-Aquitaine. Rencontre, alors que la journée de commémoration de l’abolition de l’esclavage se tient le 10 mai 2018.

C’est au Jardin public de Bordeaux qu’Axelle Balguerie et Karfa Diallo ont accepté, pour Vraiment, d’échanger sur le thème de la mémoire de l’esclavage. Le parc municipal fut, un temps, un lieu rappelant le passé de la ville en la matière, lui qui a abrité, entre 1901 et 1937, un musée colonial. Bordeaux, place forte de l’esclavage ? Entre la fin du XVIIe siècle et le début du XIXe, un demi-millier expéditions en sont parties, déportant 150 000 esclaves noirs, ce qui en fait le deuxième port français le plus actif après Nantes. Mais le premier en matière de commerce avec les colonies, profitant ainsi des fruits du travail d’une main d’œuvre gratuite ; les esclaves. Aujourd’hui, les traces d’un Bordeaux négrier sont à chercher en particulier sur les plaques indiquant les noms de certaines artères. Les rues de Grammont, Desse, David-Gradis, en sont des vestiges, « honorant » des hommes qui ont pratiqué la traite des Noirs. Pierre Balguerie-Stuttenberg, qui a donné son nom à un cours important de Bordeaux, à quelques pas du Jardin public, n’est pas tout à fait dans le même cas. Il a tenté d’armer un bateau pour la traite, mais en 1815, l’année où l’esclavage a été suspendu, et n’a donc pas pu parvenir à ses fins. Pour autant, ce commerçant a très largement fait fortune grâce aux marchandises venues des colonies, produits du travail des esclaves. Axelle Balguerie est la descendante de son frère, donc issue de la branche la plus proche à porter encore son nom, l’armateur n’ayant eu que des filles. Elle gère des gites ruraux sur la propriété familiale en banlieue de Bordeaux. En 2014, à l’occasion d’une conférence donnée dans sa ville, elle a rencontré Karfa Diallo, directeur d’une agence de communication et président de l’association Mémoires et Partages. Très active depuis 20 ans à Bordeaux, cette association tente de sensibiliser à la question de l’esclavage sans jamais stigmatiser les familles des descendants d’armateurs.

Photographies Magali Maricot

Pourquoi associe-t-on souvent Bordeaux et l’esclavage ?
Karfa Diallo : Bordeaux a été la ville française la plus marquée par l’histoire de l’esclavage et de la traite des noirs. C’est de Nantes que les bateaux ont été les plus nombreux à partir pour déporter des esclaves, mais c’est bien Bordeaux qui s’est le plus enrichie grâce à l’esclavage. Car Bordeaux était le premier port où transitait la plupart des marchandises entre la métropole et les possessions en Amérique. Sa position géographique, le dynamisme de ses négociants, la possession de plantations coloniales importantes, notamment à Haïti, lui ont permis d’occuper cette position. Donc c’est la ville où l’idéologie esclavagiste a été la plus longue, la plus diffuse et la plus influente. Et puis même s’il est moins important qu’à Nantes, il y a un passé, aussi, d’armement de bateaux négriers, puisqu’environ 500 d’entre eux sont partis de Bordeaux.

Ceux qui ont fait fortune grâce à l’esclavage ont laissé des empreintes à Bordeaux, comme des noms de rues et de cours. Parmi eux, le cours Balguerie-Stuttenberg, qui « honore » votre aïeul. D’abord, est-ce un sujet que vous avez abordé librement avec votre famille ?
Axelle Balguerie : Pas du tout, non, c’était quelque chose dont on ne parlait pas. C’est longtemps resté… Je n’irais peut être pas jusqu’à dire tabou mais c’est quelque chose qu’on a occulté, voilà. D’ailleurs, j’ai appris très tardivement que le nom de Balguerie avait été lié la traite négrière. J’avais 16 ans. Cela n’a rien déclenché, parce que le contexte familial a fait qu’on n’a pas pu ouvrir une discussion. J’ai vraiment commencé à m’intéresser à ces questions en 2014, en rencontrant Karfa.

C’est aussi l’année où le Conseil représentatif des associations noires (CRAN) a demandé des réparations financières auprès de trois familles bordelaises, dont la vôtre…
Axelle Balguerie : Ce qui me dérange, dans la position du CRAN, c’est qu’il demande réparation à des gens qui ne sont responsables de rien. Ce sont quand même des événements qui ont eu lieu il y a deux cents ans. Chez nous, il y a eu neuf générations depuis Pierre Balguerie-Stuttenberg, par exemple. Si on demande réparation à tous les descendants, on va s’adresser à des milliers de personnes. Alors on cible qui ? Ses descendants directs, qui ne portent pas son nom car il n’a pas eu de fils ? Nous, qui descendons de son frère et avons donc encore le même patronyme ? Ce qui me pose un problème, c’est de stigmatiser des gens en particulier, des armateurs dont des rues portent le nom, parce qu’à une époque ils ont fait l’histoire de Bordeaux. Mais y a tellement d’autres personnes qui seraient impliquées, et l’État français en premier lieu.. Nous nous sentons forcément agressés par ces mises en cause qui, en plus, exonèrent un peu d’une forme de responsabilité collective, comme si on disait « ce sont ces familles, pas nous ». Or pour moi il est important de raconter ce qu’a été l’esclavage dans la société française, d’avoir conscience de ce terrible passé pour éviter, surtout, que des horreurs pareilles se reproduisent.

Mémoires et Partages est-elle en accord avec le CRAN sur ce point ?
Karfa Diallo : Non, pas du tout. Le CRAN milite avec une démarche clairement communautaire qui n’est pas la nôtre. Cela fait 20 ans que nous travaillons à Bordeaux et surtout pas dans une perspective communautariste. C’est une perspective citoyenne. En tant que citoyen de ce monde, je suis conscient qu’un peuple qui oublie d’où il vient est un peuple qui n’a pas d’avenir. Il est indispensable que nous puissions connaître notre passé, ses ombres et ses lumières. Et c’est pour ça que dans nos démarches, nous n’avons jamais sollicité les descendants des familles. Jamais. Nous nous sommes toujours limités à interpeller la puissance publique, parce que c’est elle qui autorisait cela. La traite et l’esclavage, c’est une entreprise d’État. Et bien évidemment, on n’a pas à se sentir ni coupable ni responsable de quelque chose qu’on n’a pas commis. C’est absurde… Moi même, d’ailleurs, je ne sais pas ce qu’il en est ! Je suis originaire du Sénégal, il est possible qu’un de mes aïeux ait été un armateur, un négrier africain, puisqu’il y en a eu. Mais je ne le sais pas, parce que, comme on n’était pas dans une société de l’écrit, cela s’est perdu. Ici, on est dans une société de l’écrit et on a effectivement les noms d’un certain nombre de personnes qui ont participé à cette activité-là, à ce commerce. Le rôle de la puissance publique, c’est d’organiser le vivre ensemble dans des conditions respectueuses de la douleur, de la souffrance, mais aussi de la contribution des uns et des autres. L’espace urbain et public doit être porteur de cette transmission et de cette mémoire.

Concrètement, comment cette transmission peut-elle se traduire ? Faut-il commencer par débaptiser les rues portant les noms de négriers ?
Karfa Diallo : D’après nous, surtout pas ! Ce serait une façon de rassurer les consciences et dans un siècle ou deux on pourrait avoir oublié que ce sont des êtres humains qui se sont rendus coupables du crime contre l’humanité qu’est l’esclavage. Au contraire, je crois qu’il faut les conserver mais apposer sous les noms une plaque explicative qui permette de contextualiser, d’expliquer qui sont ces gens. Et puis il faut un lieu spécifique dédié à cette mémoire. Pour l’heure, seul un espace au musée d’Aquitaine rappelle ce passé. Une commission sur le sujet, alors présidée par Denis Tillinac, a aussi vu le jour en 2005. Ces deux initiatives sont l’œuvre de l’ancien maire intérimaire Hugues Martin (Alain Juppé, alors inéligible, avait provisoirement laissé sa place à son premier adjoint entre 2004 et 2006, NDLR). La commission, d’ailleurs, dont j’ai longtemps fait partie, n’est plus indépendante, car elle est aujourd’hui dirigée par un adjoint au maire ! Quoi qu’il en soit, cela nous semble être largement insuffisant et c’est, fondamentalement, un manque de volonté politique. Le maire de Bordeaux, qui est là depuis plus de 20 ans, n’a jamais pris aucune décision majeure pour assumer cette mémoire de l’esclavage. Aucune.

Quels exemples avez-vous de lieux qui, ailleurs, vous paraissent être plus pertinents ?
Karfa Diallo : Je pense à Liverpool ou à Nantes, par exemple, respectivement premiers ports négriers d’Europe et de France. À Liverpool, il y a un musée de l’esclavage, et à Nantes il y a un mémorial à l’abolition de l’esclavage, qui est en partie à ciel ouvert, donc visible par tous. Il a coûté 4 millions d’euros, ce qui est le signe du volontarisme de l’ancien maire, Jean-Marc Ayrault, sur la question, volontarisme d’ailleurs prolongé par Johanna Rolland, qui lui a succédé. Cela fait partie des idées à retenir, mais nous voulons aussi créer une école des mémoires. Avec Axelle d’ailleurs, ainsi qu’avec Pierre de Bethmann, autre descendant d’esclavagiste, notamment. Une école qui pourrait accueillir des jeunes et des moins jeunes de toutes origines pour leur offrir des espaces d’approfondissement de cette histoire et de cette mémoire. Des espaces d’exposition, d’échange, où on les mettrait en contact avec des historiens, des sociologues, des anthropologues, mais aussi avec des artistes. J’aimerais que dans cette école on puisse dialoguer également de la Shoah, par exemple, que certains présentent comme une mémoire concurrente à celle de l’esclavage, ce qui n’a pas de sens. Nous allons faire une levée de fonds pour ce projet, que nous dévoilerons officiellement le 29 septembre prochain.

Axelle Balguerie : Ce travail auprès des enfants, en particulier, est à mes yeux tout à fait essentiel. C’est par leur biais que l’on pourra vraiment travailler ces questions de mémoire et prendre conscience de ce qui s’est passé. Ils n’ont, pour la plupart, aucune idée du fait que cela ait existé. Il faut les aider à le comprendre, à composer avec ce passé et surtout à faire en sorte que cela ne se reproduise pas.

Vous avez le sentiment qu’il reste beaucoup de travail pour faire respecter la mémoire de l’esclavage…

Karfa Diallo : Nous sommes nombreux à poursuivre le rêve de Martin Luther King, celui d’une société de justice et d’égalité. Mais le constat, c’est que ce rêve est inachevé. On a des gens, en France, qui sont nostalgiques de cette épopée coloniale, qui se glorifient de l’esclavage. On est encore dans une société où, malgré tout, la couleur de peau marque quand même les représentations. Et les noirs, notamment du fait de ce marquage par la couleur, subissent encore aujourd’hui un racisme très important, des discriminations majeures. Leurs histoires et leurs mémoires ne sont pas prises au sérieux comme elles le devraient, même si ce n’est pas volontaire. Les blocages et les freins qu’on peut avoir à Bordeaux, par exemple, échappent totalement à ceux qui les mettent en place parce qu’ils ne se sont pas encore interrogés sur leurs propres représentations. On doit donc effectivement poursuivre le travail si l’on veut que le rêve devienne réalité.

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