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BORDEAUX – BAYONNE – DAKAR – LA ROCHELLE – LE HAVRE – PARIS

TRIBUNE – De Montesquieu à Rohan : combien des Bordelais ont-ils perçu des indemnisations d’Haïti ?

À la veille du bicentenaire de la rançon payée par Haïti à la France pour le prix de la liberté de la première république issue d’une révolte d’esclavisés et d’annonces présidentielles françaises tant attendues que redoutées quant à leur efficacité, il urge de mettre des noms et des visages sur ces français qui ont profité des indemnisations versées par Haïti entre 1825 et 1950.

Et d’où mieux que de la ville qui a été la tête de pont de l’entreprise coloniale française pouvait être publiée cette liste établie à partir de la base de recherche REPAIRS que des chercheurs du CNRS ont mis à jour en 2020 : https://esclavage-indemnites.fr/public/Recherche/

Bordeaux, en effet, du 16e au 19e siècle, a abrité le premier port colonial et le deuxième port négrier français. Dans l’ancienne St-Domingue, les cinq cent mille africains qui trimaient, sous les terribles coups du dogme racial inventé pour justifier l’exploitation capitaliste, étaient asservis par  trente mille colons dont 40 % étaient originaires de la capitale aquitaine. Basques, béarnais et gascons s’arrogent des droits de propriété que leur reconnait le terrible Code noir dés 1685 sur les centaines de milliers de noirs dont l’esclavage faisait produire neuf fois plus que la Guadeloupe et la Martinique réunies.

L’aspiration à l’émancipation des esclavisés de St-Domingue avait pourtant donné à la France une chance historique d’abolir la traite et l’esclavage des noirs. La révolution enclenchée par Toussaint Louverture le 23 aout 1791 est, en effet, très vie comprise par les abolitionnistes français comme le coup de boutoir rendant irréversible le mouvement de libération des noirs et d’accomplissement de la promesse universelle d’égalité. C’est ainsi que Toussaint Louverture sera nommé Général et que les trois députés de St-Domingue, qui arrivent à la Convention révolutionnaire auréolés de leur geste héroïque, parviendront, avec l’appui des certains députés blancs, à faire voter la 1ère abolition de la traite et de l’esclavage des noirs par une nation européenne le 4 février 1794.

On sait ce qui s’en suivit. Le retour de Napoléon Bonaparte fera rétablir l’esclavage en Guadeloupe et à St-Domingue. Et même si les troupes envoyées pour cette forfaiture impériale firent face à la résistance héroïque d’un Louis Delgrés à Pointe à Pitre en 1802 et à la défaite cuisante face aux forces de Jean-Jacques Dessalines à Port au Prince en novembre 1803, il restera la faillite morale ineffaçable d’un Etat français incapable de protéger les droits fondamentaux de ses citoyens d’ascendance africaine.

Mais tout ceci n’est rien face aux foudres vengeresses que les esclavagistes français déclencheront suite à la proclamation de la 1ère République haïtienne, la première république issue d’une révolte d’esclaves et la première république noire dans la modernité.

La naissance d’Haïti, le 1er janvier 1804, dans une géopolitique mondiale dominée par le régime colonial et raciste, sera perçue comme un affront par les puissances européennes esclavagistes. Soutenus par les jeunes Etats-Unis d’Amérique, qui redoutaient la contagion de ce vent de liberté haïtienne sur les noirs maintenus dans l’esclavage malgré leur déclaration d’indépendance, les Français, sous Charles X en 1825, vont exiger, sous la menace d’une escadre de 12 navires de guerre équipés de 500 canons, et obtenir un accord dont les conséquences seront terribles pour la jeune république caraïbéenne.

Cette somme de 150 000 000 francs en or, payée par un emprunt d’Haïti à la Caisse des Dépôts et des Consignations, équivaut aujourd’hui à plusieurs dizaines de milliards d’euros selon de nombreux économistes qui commencent à intégrer cette somme dans le développement du capitalisme européen de la fin du 19e siècle.

Ainsi depuis deux siècles, silences, demi-vérités et falsifications hantent les mémoires françaises des conséquences terribles de la sortie du système esclavagiste. Alors que le labeur et le sang des noirs et de leurs descendants avaient déjà permis l’enrichissement colossal des milliers de colons qui ont mis sous coupe réglée « la perle des Antilles », alors que les haïtiens sortirent victorieux de la guerre que leur imposa Bonaparte, il aura fallu un cynisme sans nom pour que, par un renversement unique dans l’histoire militaire, les vainqueurs soient contraints de payer les vaincus.

Au sein de ce nouveau millénaire et à la lumière de la résurgence de la colonisation, des statuts décoloniaux, de la banalisation du discours raciste et devant le spectacle douloureux de l’Etat haïtien, dont la faillite est indissociable de ces siècles de barbarie économique et politique qu’il a subi, le dynamisme des chercheurs dont de nombreux français, enhardis par l’éveil des consciences militantes mondialisées, nous met aujourd’hui à disposition tous les outils de connaissances et d’action pour faire face à l’étendue de la forfaiture qu’a subie « la perle des Antilles » entre le milieu du 19e siècle et le milieu du 20e siècle.

C’est donc de Bordeaux, ville dont 40% des colons indemnisés par Haïti sont originaires, qu’il faut aller chercher les informations rendues disponibles par le CNRS depuis 2020. Les individus, familles et institutions, identifiés par les chercheurs, parce qu’ils ont injustement perçus des sommes dont ils n’avaient aucun droit, peuvent et doivent faire partie de la solution que les Haïtiens essayent désespérément de trouver. D’abord la restitution. Ensuite la réparation.

En en publiant quelques noms ici, de la famille du célèbre Baron de Montesquieu à celle de Ferdinand Maximilien Mériadec de Rohan, archevêque à l’origine de la construction du Palais Rohan (actuel Hôtel de ville) à Bordeaux, je ne peux cacher mon émotion de retrouver de façon concrète les bénéficiaires de cette double dette qui continuera d’entacher nos relations tant que demeurera cette injustice.

* La source principale de la liste non exhaustive ci-dessous, est donc la géniale base de donnée REPAIRS du CNRS : https://esclavage-indemnites.fr/public/Recherche/  qu’il a fallu croiser avec la plateforme de généalogie geneanet pour voir les liens de parenté. Cette recherche par noms de famille est donc forcément incomplète car parfois les descendants ne portent plus le même nom (avec les femmes qui perdent leur nom en se mariant… Les indemnités touchées par les familles sont parfois plus importantes, surtout quand on s’éloigne dans le temps (comme pour les Durfort de Duras ou les Ségur, famille de vieille noblesse avec des arbres généalogiques hyper-compliqués). A noter que les Anglais aussi ont une base de donnée pour les indemnités qu’ils ont versées en 1837, mais elle est moins pratique que la nôtre…

* Ce dimanche 27 avril à 12h, date anniversaire du décret de Victor Schoelcher de 1848 ayant définitivement aboli l’esclavage colonial en France, le réseau Mémoires & Partages, en partenariat avec DARWIN vous invite à une cérémonie commémorative devant le Buste de Toussaint Louverture (Quai des Queyries, face au Jardin Botanique)

Karfa DIALLO

Fondateur-Directeur du réseau Mémoires & Partages

Conseiller Régional Nouvelle-Aquitaine

QUELQUES EXEMPLES DE FAMILLES BORDELAISES OU GIRONDINES INDEMNISÉES PAR HAÏTI

FAMILLE DE SEGUR

Illustre famille corrézienne avec des branches implantées dans le Castillonais (Ségur de Pitray) et d’autres à Bordeaux ou à Paris

Branche de Ségur de Pitray (château de Pitray) 510 175 francs or

Branche parisienne de Ségur (dont le maréchal de Ségur et sa petite fille par alliance la comtesse de Ségur) 144 899

Branche de l’entre-deux-mers (pays de Puch) 46 875 francs or

TOTAL : 701 949 francs or = 2 105 847 €

FAMILLE DUPATY

Jean-Baptiste Mercier Dupaty (1746-1788), magistrat bordelais et planteur esclavagiste. Une rue porte son nom à Bordeaux. Ses six enfants et son neveu touchent les indemnités :

Anne Marguerite Marie Adèle Mercier Dupaty (fille) 84 585

Marie Charlotte Eleonore Mercier Dupaty (fille) 84 585

Louis Emmanuel Félicité Charles Mercier Dupaty (fils) 84 585

Louis Marie Adrien Jean-Baptiste Mercier Dupaty (fils) 84 585

Marie Charlotte Françoise Mercier Dupaty (fille) 84 585

Louis Marie Charles Henri Mercier Dupaty (fils mort en 1825, sa femme et cousine germaine Annette-Paméla Cabanis touche les sous) 84 585

Charles François Mercier Dupaty (neveu) 84 585

TOTAL (sans compter le neveu) 592 095 francs or = 1 776 285 €

FAMILLE LAMOLERE

Jean-Baptiste Lamolère, négociant et planteur (hôtel particulier construit par Victor Louis place Jean-Jaurès)

Ses 3 petites filles :

Claire-Nicole de la Gonde

Amélie-Claire-Clotilde-Olympe de la Gonde

Marie-Antoinette de la Gonde

TOTAL : 214 325 francs or = 642 975 €

FAMILLE GRADIS

Benjamin Gradis dit Le Jeune (fils de David II) 71 380 francs or

Esther Gradis 71 380 francs or

Benjamin Gradis dit L’Aîné (cousin) 48 342

TOTAL : 191 102 francs or = 573 306 €

FAMILLE LAFFON DE LADEBAT

Fils du richissime armateur négrier et planteur Jacques-Alexandre Laffon de Ladébat

Ses deux enfants :

André-Daniel Laffon de Ladébat (pourtant anti-esclavagistes) 83 599 francs or

Philippe Auguste Laffon de Ladébat 83 599 francs or

TOTAL : 167 198 francs or = 501 594 €

FAMILLE SEGUINEAU

Quatre frères propriétaire du château de Lognac à Mérignac, devenu la caserne Battesti (gendarmerie)

Les héritiers de Pierre et son frère Jean toucheront également des indemnités :

TOTAL : 160 000 francs or = 480 000 €

FAMILLE LALANDE

Pierre Raymond de Lalande, commanditaire de l’hôtel de Lalande (musée des Arts décoratifs et du design) possédait plusieurs habitations à St-Domingue.

Ses six petits-enfants perçoivent des indemnités.

TOTAL : 150 000 francs or :  450 000 €

FAMILLE DE DURFORT DE DURAS

Une des plus anciennes familles de Guyenne, avec notamment comme personnage illustre Jacques Henri de Durfort, duc de Duras, maréchal de France

Arrière-arrière-petite-fille Fidèle-Joséphine-Maclovie de Durfort de Duras : 129 167 francs or

TOTAL : 129 167 francs or = 387 501 €

FAMILLE JOURNU

Bernard Journu-Auber, armateur et planteur, à l’origine de la collection du muséum d’histoire naturelle, honoré d’une rue à Bordeaux

Sa fille Geneviève 114 482 francs or

Son neveu Bernard Auguste Journu de Saint-Maigne 853 francs or

Son neveu Madeleine-Adèle Journu de Saint-Maigne 853 francs or

Son neveu Théodore Journu de Saint-Maigne 853 francs or

TOTAL : 117 041 francs or = 351 123 €

FAMILLE MONTESQUIEU

Deux petits-enfants du célèbre Montesquieu ont fait des mariages avec des familles de colons-planteurs. Joseph-Cyrille (1748-1826) a épousé Jacqueline de Menou de Cuissy. Jacqueline touchera 25 400 francs or

La sœur de Joseph-Cyrille, Denise de Secondat (1749-1831) a épousé Jean-Baptiste Villate de Lagrave, baron de Frégimont (Lot-et-Garonne). Elle touchera 84 891 francs or

TOTAL : 110 291 francs or = 330 873 euros

FAMILLE BONNAFFE

François Bonnaffé (1723-1809), plus grande fortune de Bordeaux et époux de Jeanne Boyer, riche créole de la Guadeloupe.

Deux de ses enfants :

Jean Bonnaffé de Lance (1764-1847) 17 643 francs or

Jeanne-Clotilde  (1770-1821 ?) 17 643 francs or

Trois de ses petits-enfants :

François-Auguste (1791-1866) 8 913 francs or

François-Edouard (1792-1854) 8 913 francs or

Marguerite-Lucie (1798- ) 17 643 francs or

TOTAL : 70 755 francs or = 212 265 €

 FAMILLE NAIRAC

Beaucoup de monde (parmi les plus connus Pierre-Paul Nairac, Élisée Nairac, Jean-Baptiste Nairac), plusieurs branches dont une installée à Saint-Domingue

TOTAL :  87 900 francs or = 236 700 €

FAMILLE PICHON DE LONGUEVILLE

Baron Joseph Pichon de Longueville (1760-1849), propriétaire du château Pichon-Longueville à Pauillac avant que celui-ci ne soit scindé en deux. Avec son frère Jean-Jacques et sa sœur Jean-Germaine, ils possédaient une plantation à Saint-Domingue. Son frère et sa sœur n’ayant pas de descendance, ce sont ses 5 enfants qui seront les bénéficiaires de l’indemnité.

Ses 5 enfants : Sophie (1785-1858 ), Raoul – baron de Longueville (1787-1864), Louis (1789-1835), Gabrielle (1795-1875 ) et Virginie – comtesse de Lalande (1798-1882) touchent chacun la somme de 7 189 francs.

TOTAL : 35 945 francs or = 107 835 €

FAMILLE DE ROHAN

Ferdinand Maximilien Mériadec de Rohan (1738-1813), archevêque à l’origine de la construction du Palais Rohan à Bordeaux.

Son frère Louis-Armand-Constantin de Rohan (1731-1794) possédait des biens à Saint-Domingue mais sans descendance, ce sont ses petits neveux qui touchent les indemnités :

Jules-Armand-Louis de Rohan (1768-1836) 36 151 francs or

Charlotte-Louise-Dorothée de Rohan Rochefort (1767-1841) 36 151 francs or

TOTAL : 72 302 francs or = 216 936 €

FAMILLE VICTORIA

David Victoria (1730-1823), négociant bordelais de la communité des juifs portugais, propriétaire d’une indigoterie. Très bel hôtel particulier rue Paul-Louis-Lande. Sa femme Rachel touche les indemnités

TOTAL : 40 640 francs or = 121 920 €

FAMILLE GUESTIER

Daniel Guestier (capitaine de navire, planteur, négociant et fondateur de la Maison Barton & Guestier). Son frère Pierre-Auguste Guestier (1762-1842) possédait des biens à Saint-Domingue :

TOTAL : 23 500 francs or = 70 500 €

FAMILLE LAINÉ

Vicomte Joachim Lainé (1767-1835), qui a donné son nom à une place de Bordeaux et à l’entrepôt.

Famille de planteurs esclavagistes

TOTAL : 14 460 francs or : 43 380 €

FAMILLE BALGUERIE

Pierre Balguerie-Stuttenberg, célèbre banquier à l’origine du pont de pierre, de la Banque de Bordeaux et de l’entrepôt Lainé.

Son père possède une habitation sucrière à St-Domingue. Pierre étant mort en 1825, ce sont ses trois filles (Henriette, Clémence et Marie), ainsi que ses deux frères et sa sœur (Jean-Isaac, Jacques et Marie) qui touchent des indemnités :

TOTAL : 10 500 francs or = 31 500 €

FAMILLE DE PONTAC

Descendants d’Étienne de Pontac, frère de Jean de Pontac (fondateur du château Haut-Brion)

Marie Catherine (1769- ca 1856) 9 099 francs or

Jean-Baptiste François (1770 – 1838) 9 099 francs or

TOTAL : 18 198 francs or = 54 594 €

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