La sociolinguiste Céline Desbos dresse un bref et percutant tableau analytique de deux concepts critiques de la modernité, souvent confondus mais complémentaires.
Le colonialisme, cette idéologie qui a justifié l’expansion européenne à travers le monde, n’a pas disparu avec la décolonisation. Alors que plusieurs nations ont obtenu leur indépendance,
l’héritage de la domination coloniale perdure dans une structure plus insidieuse : la colonialité
de pouvoir.
Ce système, bien que moins visible que la colonisation territoriale, reste profondément ancré dans les sociétés post-coloniales et continue de façonner nos visions du monde. La colonialité se présente comme un ensemble complexe d’influences eurocentrées, capitalistes, et patriarcales qui construisent nos sociétés contemporaines.
C’est pourquoi il est essentiel de comprendre la différence entre décolonisation et décolonialisation, et de revendiquer la décolonialisation des savoirs, des arts, de la pensée etc. comme un processus de transformation radicale et systémique pour aboutir à la décolonialité, où le pouvoir, la culture, et la richesse ne sont plus dominés par une seule vision du monde, mais partagés dans une dynamique de respect et de justice pour tous.
La Colonisation : Une domination territoriale
Le colonialisme, dans sa forme classique, consiste à la domination directe d’un territoire par une puissance étrangère. Au XIXe siècle, l’Europe, par la conquête et l’exploitation, a imposé ses structures politiques, économiques et sociales aux peuples colonisés. Ce phénomène a permis à l’Occident de s’imposer comme centre du monde et de définir ce qui était légitime, rationnel et supérieur.
Le processus de décolonisation, qui a débuté au XXe siècle, a permis à de nombreux
peuples de recouvrer leur souveraineté et de se libérer de l’emprise coloniale. Cependant, la décolonisation n’a pas marqué la fin de l’influence coloniale. Si le territoire a été libéré de la domination physique, l’idéologie coloniale, elle, n’a pas disparu. La mentalité eurocentrique, la logique capitaliste de l’exploitation des ressources et la structure patriarcale de la société ont persisté bien au-delà des indépendances politiques. C’est ici qu’intervient la notion de colonialité.
La Colonialité : Une structure systémique
La colonialité de pouvoir se réfère à une organisation mondiale de domination qui dépasse le
cadre territorial. Alors que la colonisation était caractérisée par l’occupation physique des terres, la colonialité se manifeste dans les structures sociales, économiques, politiques et culturelles.
Elle est le produit de la continuité des rapports de force hérités du colonialisme, et ce à travers la mondialisation, l’économie capitaliste et la domination des savoirs et des valeurs européennes.
La colonialité modèle la manière dont nous comprenons le monde, comment nous pensons,
comment nous agissons, et comment nous nous positionnons les uns par rapport aux autres.
L’eurocentrisme, qui place l’Europe et l’Occident au centre du monde, est l’une des
manifestations les plus visibles de cette colonialité. Il impose un modèle unique de modernité,
de développement et de civilisation qui marginalise d’autres façons de penser et d’organiser la
société. Cette logique s’inscrit également dans une dynamique capitaliste qui continue
d’exploiter les peuples et les ressources, en particulier dans les anciens territoires coloniaux, tout en maintenant un système patriarcal qui réduit la place des femmes et des minorités dans
l’espace public et politique.
La décolonialisation : Un appel à la transformation
Face à cette persistance de la colonialité, et pour aller vers la décolonialité, le processus à suivre relève de la décolonialisation, pour remettre en question des structures de pouvoir héritées du colonialisme, et répondre à la nécessité de reconstruire un monde fondé sur la diversité, l’équité et la reconnaissance des multiples savoirs et cultures qui existent sur notre planète.
La décolonialisation n’est pas un simple retour au passé, ni une déconstruction des frontières
nationales créées par la colonisation. Elle est une lutte contre le système mondial qui perpétue
l’injustice, l’exploitation et l’hégémonie de quelques-uns sur les autres. Elle invite à repenser nos rapports aux autres cultures, à reconnaître la validité des savoirs et des pratiques de vie qui ont été anéanties (epistémicides) réprimées ou ignorées par l’Occident.
Il est crucial de ne pas confondre décolonisation et décolonialisation. La décolonisation, dans
son sens politique, fait référence à l’indépendance des nations colonisées. Cependant, la
décolonialisation va au-delà de cet aspect formel et s’attaque aux structures profondes de
pouvoir qui continuent de fonctionner après la décolonisation politique. C’est une remise en
question de l’ordre mondial dans lequel nous vivons, et une invitation à créer un pluriversalisme qui embrasse la diversité des cultures, des économies et des systèmes de pensée.
La décolonialisation comme réponse aux amalgames
Dans ce contexte, il est nécessaire d’aborder la décolonialisation avec une précision qui évite les amalgames simplistes. En effet, certains opposants à la décolonialisation, souvent ancrés dans des positions eurocentriques ou nationalistes, cherchent à discréditer les revendications
décoloniales en les réduisant à une simple opposition à la modernité ou au progrès.
Ces critiques ignorent le fait que la décolonialisation ne cherche pas à rejeter l’ensemble des héritages de l’histoire mondiale, mais à déconstruire les rapports de domination qui les sous-tendent.
En définitive, la décolonialisation représente une invitation à imaginer un monde plus juste et
équitable, où les peuples ne sont pas définis par des rapports de domination, mais par la
reconnaissance de leur dignité et de leur diversité. Ce projet ne se limite pas à une période
historique spécifique ou à une question géographique, mais s’inscrit dans un processus mondial de transformation des rapports sociaux, économiques et culturels. Seule la décolonialisation, en refusant l’hégémonie eurocentrée et en valorisant un monde pluriel, peut ouvrir la voie à une véritable émancipation collective.
Céline Desbos
Sociolinguiste
Directrice de Programmes Educatifs