Sensible à l’histoire des Tirailleurs de Thiaroye, depuis que la Mention « Mort pour la France » a été accordée à six d’entre eux, Robin LAPLACE-CLAVERIE s’est penché sur les potentielles suites judiciaires de la tragédie qualifiée de « massacre » par les autorités françaises.
LE DEVOIR DE MÉMOIRE ENVERS LES TIRAILLEURS AFRICAINS TUÉS PAR LES AUTORITÉS FRANCAISES
Le 1er décembre 1944, au camp de Thiaroye, des officiers de l’armée française ordonnaient l’exécution de nombreux tirailleurs africains pour avoir simplement réclamé le paiement de leurs arriérés de solde.
Affichant leur volonté de rendre hommage aux victimes de ce massacre, les autorités françaises ont, par décision mémorielle du 18 juin 2024, déclaré que six de ces tirailleurs (quatre sénégalais, un ivoirien et un burkinabè) étaient « morts pour la France ».
Cette déclaration a pour effet de totalement minimiser l’ampleur du massacre commis à Thiaroye, ne rendant hommage qu’à six des victimes, alors que les historiens en dénombre plusieurs centaines et que même les autorités françaises ont admis que plusieurs dizaines de tirailleurs africains avaient été exécutés.
Cette décision apparaît par ailleurs totalement inadaptée puisqu’elle tend à faire apparaître ces exécutions comme des morts justifiées et non comme des faits susceptibles d’être revêtus d’une qualification criminelle. En outre, l’accomplissement d’un réel devoir de mémoire suppose que les autorités françaises ne se limitent pas à une simple reconnaissance des faits, mais s’obligent également à délivrer aux familles des informations complètes sur les circonstances de la disparition de leurs proches et leur octroient une juste réparation des dommages subis.
I – L’illégitimité des exécutions
La décision mémorielle du 18 juin 2024 pose un problème majeur en ce qu’elle présente l’exécution des tirailleurs sénégalais, ivoirien et burkinabè, comme une mort légitime.
Le droit à la vie, inhérent à la personne humaine, est classiquement défini par les instruments de protection des droits humains comme le droit de ne pas être arbitrairement privé de sa vie. Ce droit, qui n’est pas absolu, connaît deux principales limites : la peine de mort, dans les pays qui ne l’ont pas abolie, et le privilège du combattant, qui, en temps de guerre, fait des combattants des cibles légitimes en contrepartie de leur participation aux hostilités.
Ces instruments de droit international, bien qu’ultérieurs aux exécutions du 1er décembre 1944, ne font sur ce point que consacrer l’état du droit préexistant dans l’ordre juridique français.
Ce n’est donc qu’en excluant l’hypothèses d’une mort légitime, que ces exécutions peuvent être revêtues de la qualification pénale appropriée à la situation.
A) Une exécution ne pouvant passer pour une peine de mort équitablement prononcée
Avant l’abolition de la peine de mort en France le 9 octobre 1981, le code de justice militaire prévoyait plusieurs crimes passibles de la peine de mort, au titre desquels : la désertion, la capitulation, la trahison, le complot, la révolte, etc. Il n’est donc pas impossible d’envisager que ces fusillades aient pu être perpétrées en exécution d’une condamnation à mort.
Au regard des éléments de fait, cette hypothèse apparaît néanmoins totalement fantaisiste, d’abord parce que les tirailleurs africains se sont contentés de demander leurs arriérés de solde, ce qui n’est constitutifs d’aucun des crimes susvisés, ensuite par ce que cette « condamnation » n’a respecté aucune des exigences d’un procès équitable. La sentence des tirailleurs et l’ordre de son exécution émanaient non pas d’une juridiction indépendante et impartiale, mais des officiers de l’armée française qui les incriminaient. La « peine » ainsi prononcée n’avait aucun fondement légal. Enfin, les intéressés n’étaient de toute évidence pas en mesure de présenter une défense dans des conditions équitables, caractérisant ainsi une négation totale des droits de la défense.
La justification selon laquelle la fusillade constituerait l’exécution d’une peine de mort est donc totalement exclue.
B) Une attaque ne relevant pas du droit de la guerre
En vertu du principe de distinction, qui constitue une norme de droit internationale coutumier, les Etats belligérants sont tenus de distingués les combattants ennemis, d’une part, des civils et autres non-combattants, d’autre part. Ainsi, en prenant part aux hostilités, un combattant est reconnu par le droit international humanitaire comme une « cible légitime », contrepartie du « privilège du combattant ». Ces cibles légitimes doivent néanmoins être strictement circonscrites aux combattants ennemis. C’est ce qui ressort déjà de la Déclaration de Saint-Pétersbourg du 11 décembre 1868 qui affirme dans son préambule : « le seul but légitime que les Etats doivent se proposer, durant la guerre, est l’affaiblissement des forces militaires de l’ennemi ». L’article 49 du Protocole I aux Conventions de Genève précise d’ailleurs à ce titre : « L’expression «attaques» s’entend des actes de violence contre l’adversaire, que ces actes soient offensifs ou défensifs ».
Il s’en suit qu’un combattant ne peut en aucune façon être vu comme une cible légitime pour un autre combattant allié. Une telle attaque est totalement exclue du champ des attaques autorisées par le droit international humanitaire tant coutumier que conventionnel.
L’exécution des tirailleurs par l’armée française ne peut donc en aucune façon être couverte par le droit de la guerre. La formule « morts pour la France » est donc à ce point mal choisie qu’elle tente de faire passer une exécution, en dehors de tout cadre légitime lié au droit de la guerre, pour une mort régulière sur un champs de bataille.
II – La qualification pénale de l’exécution
La déclaration de la France au sujet des tirailleurs exécutés le 1er décembre 1944 est factuellement fausse. Ils ne sont pas morts pour la France, mais tués par la France. Le respect de la mémoire de ces victimes impose ainsi aux autorités françaises de reconnaître la réalité des faits à l’origine de leur mort, soit des faits susceptibles d’être revêtus d’une qualification pénale, des faits constitutifs d’homicides.
A) La difficulté à caractériser un crime de guerre
Interviewé sur la question, le directeur exécutif d’Amnesty International au Sénégal, Seydi Gassama, affirmait : « Aujourd’hui, on parlerait facilement de crimes de guerre ».
La qualification de crime de guerre ne semble cependant pas pouvoir être retenue même en l’état du droit actuel. En effet, la qualification de crime de guerre suppose que les agissements aient été commis à l’encontre d’une « personne protégée » au sens des Conventions de Genève. Or, ces conventions réservent cette qualification de « personne protégée » aux seules personnes relevant de la partie adverse. Un crime de guerre ne peut donc en principe pas être commis à l’encontre d’alliés. La doctrine en la matière précise ainsi que « les seules violations du droit des conflits armés incriminées sont celles commises à l’encontre des personnes relevant de la partie adverse : les actes commis par une partie au conflit au préjudice de ses ressortissants ou des personnes lui devant allégeance ne sont pas constitutifs de crimes de guerre » (Y. Jurovics et E. Sibelle, J.-Cl. Droit international, Fasc. 412 : Crime de guerre, 2022).
Il s’en suit que les exécutions dont il est question ne pourraient visiblement pas être revêtues de la qualification de crime de guerre en l’état actuel du droit.
B) Les éléments constitutifs d’assassinats
Ces exécutions, qui ne peuvent en aucune façon être légitimement justifiées, n’en demeure pas moins des homicides. Elles ont été ordonnées et organisées par des officiers de l’armée française, et donc perpétrées avec préméditation. Si les autorités françaises veulent s’obliger à un devoir de mémoire envers les victimes de ces exécutions, elles se doivent donc de reconnaître la réelle qualification des faits à l’origine de leurs morts : celle d’assassinats.
III – Les obligations afférentes
La déclaration des autorités françaises, en sus de ne pas être conforme à la réalité des faits, apparaît insuffisante. Pour que l’exercice de mémoire soit complet, l’Etat français devrait également divulguer aux familles des victimes toutes les informations à sa disposition et faire droit à leurs demandes de réparation.
A) L’obligation de vérité
Comme le soulève le directeur d’Amnesty International Sénégal : « Chaque Sénégalais porte encore ce deuil. On ne peut pas faire le deuil car la France ne communique pas sur les identités des tirailleurs et les lieux d’enterrement. Tant qu’il n’y a pas cette vérité, les frustrations vont continuer ».
Se pose alors la question de l’existence d’une obligation pour la France de communiquer les informations qu’elle détient sur l’identité des victimes et le lieu où elles ont été enterrées, autrement dit de l’existence pour les familles d’un droit à la vérité.
Les Conventions de Genève de 1949 prévoient à ce titre une obligation pour les Etats partis à un conflit armé de renseigner et communiquer l’identité des morts et le lieu de leur inhumation (articles 16 et 17 de la Convention de Genève I ; articles 18, 19 et 20 de la Convention de Genève II ; article 120 et 121 de la Convention de Genève III). Les Etats s’engagent aussi à faciliter les recherches entreprises par les membres des familles dispersées (article 26 de la Convention de Genève IV). Le Protocole I aux Conventions de Genève de 1977 organise également le droit des familles de connaître le sort de leurs membres (articles 32, 33 et 34 du Protocole I aux Conventions de Genève). Ces dispositions semblent néanmoins ne s’appliquer qu’aux personnes relevant de la partie adverse.
Plus généralement, le droit à la vérité semble avoir acquis le statut de norme de droit international coutumier, applicable même sans texte, tant aux conflits armés internationaux qu’aux conflits armés internes, la Croix Rouge le faisant figurer au titre des règles du Droit international humanitaire coutumier, Volume I :
Règle 117 – L’obligation de rendre compte du sort des personnes disparues : « Chaque partie au conflit doit prendre toutes les mesures pratiquement possibles pour élucider le sort des personnes portées disparues par suite d’un conflit armé, et doit transmettre aux membres de leur famille toutes les informations dont elle dispose à leur sujet. »
Comme l’indique l’Assemblée générale des Nations Unies dans une résolution du 6 novembre 1974 (rés. 3220 (XXIX)) : « le désir de connaître le sort des personnes chères disparues lors des conflits armés est un besoin humain fondamental auquel il faut répondre dans toute la mesure du possible ».
La Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées parachève la reconnaissance d’un droit à la vérité sur le sort des proches disparus. Elle a été adoptée le 23 décembre 2010 et fièrement portée par la France sur la scène internationale au sein de l’Organisation des Nations-Unies.
Le fait de conserver ainsi le secret sur le nombre de personnes concernées par les meurtres du 1er décembre 1944, leur identité et le sort réservé à leurs corps, et en contradiction totale avec l’objet de cette Convention qui vise à interdire les disparitions forcées, lesquelles s’entendent de :
« l’arrestation, la détention, l’enlèvement ou toute autre forme de privation de liberté par des agents de l’État ou par des personnes ou des groupes de personnes qui agissent avec l’autorisation, l’appui ou l’acquiescement de l’État, suivi du déni de la reconnaissance de la privation de liberté ou de la dissimulation du sort réservé à la personne disparue ou du lieu où elle se trouve, la soustrayant à la protection de la loi ».
L’article 24 de la Convention précise d’ailleurs :
« 2. Toute victime a le droit de savoir la vérité sur les circonstances de la disparition forcée, le déroulement et les résultats de l’enquête et le sort de la personne disparue. Tout État partie prend les mesures appropriées à cet égard.
3. Tout État partie prend toutes les mesures appropriées pour la recherche, la localisation et la libération des personnes disparues et, en cas de décès, pour la localisation, le respect et la restitution de leurs restes. »
L’entêtement de la France à ne pas révéler les informations qu’elle détient sur les victimes du 1er décembre 1944 est ainsi de nature à nuire à sa réputation de fer de lance de la lutte contre les disparitions forcées auprès de la communauté internationale.
À cela s’ajoute l’obligation des autorités françaises de donner accès aux documents administratifs à sa disposition. Conformément à l’article L.311-1 du code des relations entre le public et l’administration, les administrations sont tenues de publier en ligne ou de communiquer les documents administratifs qu’elles détiennent aux personnes qui en font la demande.
Ce droit d’accès aux documents administratifs a d’ailleurs été érigé au rang des principes à valeur constitutionnels par une décision du Conseil constitutionnel du 3 avril 2020 (n° 2020-834 QPC) sur le fondement de l’article 15 de la Déclaration de 1789 en vertu duquel « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ».
Il résulte de l’ensemble de ces dispositions, que les autorités françaises sont légalement et conventionnellement tenues de répondre aux questions légitimes des familles des victimes.
B) L’obligation de réparation
Le droit des familles des victimes d’obtenir réparation des dommages liés aux exécutions du 1er décembre 1944 se heurte à la prescription de leur action en réparation. Il est vrai que la Cour de cassation procède parfois au glissement du point de départ de la prescription lorsque les victimes n’avaient ni la capacité ni la conscience de leur droit d’agir. À ce titre, elle a par exemple admis que le point de départ du délai de prescription du droit d’agir en justice des descendants des victimes de l’esclavage devait être fixé au « jour où les nations civilisées avaient reconnu la notion de crime contre l’humanité avec l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948, la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide approuvée par l’assemblée générale des Nations Unies du 9 décembre 1948 et la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 », ce qui n’a d’ailleurs, en l’espèce, pas permis de faire échapper les actions intentées à la prescription (Cass. civ. 1, 5 juillet 2023, 22-13.457).
Dans notre cas, il est malheureusement fort peu probable que les juridictions françaises acceptent d’opérer un tel glissement du point de départ du délai de prescription. Il est ainsi fort à parier que la prescription sera opposée aux familles des victimes des exécutions du 1er décembre 1944 et qu’elles ne seront pas en mesure d’obtenir gain de cause devant les juridictions civiles.
Pour pallier ces difficultés et parachever notre devoir de mémoire, c’est donc aux parlementaires qu’il appartient de prendre les dispositions nécessaires pour octroyer à ces familles une juste réparation.
Robin LAPLACE-CLAVERIE
Avocat en France