La loi du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité a déjà vingt ans.
Critique d’art guadeloupéen et activiste, Jocelyn Valton démontre les contradictions au coeur de l’exigence démocratique de reconnaissance, de réparation et d’égalité.
TRIBUNE – Avant le vote de la loi Taubira, aucun texte officiel au monde n’avait reconnu ni qualifié la nature du crime esclavagiste. De 1848 à 2001, 153 ans d’un grand vide éthique et juridique pour un crime perpétré durant près de 400 ans. Un crime d’une violence inouïe : plus de 12 millions d’Africains déportés et réduits en esclavage du XVème au XIXème siècle ! Viols, tortures, mutilations, meurtres terroristes ritualisés…, dirigés indistinctement contre des individus, Noirs de tous âges et tous sexes.
Face aux exigences de l’histoire, cette loi devait émerger dans une France qui, la première des anciennes nations esclavagistes occidentales, a ouvert la voie aux principes de liberté et de démocratie. Il n’étonnera personne que ce fut Christiane Taubira, une Afro-descendante originaire de la Guyane qui porta cette loi, tant dès les débuts du commerce triangulaire (Europe-Afrique-Caraïbes/Amériques), les résistances et les luttes des esclaves pour briser leurs chaînes, portaient déjà la contradiction au cœur des beaux principes des Lumières.
Les ténèbres sans fond de la nuit esclavagiste ont conduit les Noirs des Caraïbes-Amériques à porter à son apogée le paradoxe de l’idéal de liberté dont les Blancs ont cru pouvoir être seuls à jouir après deux révolutions, aux Etats-Unis (1783) puis en France (1789). 400 ans d’esclavage des Noirs auront permis aux puissances occidentales de devenir des sociétés plus justes en se nourrissant du fruit des luttes incessantes de ceux qu’elles avaient réduits à l’état de bêtes de somme. Alors même que ces luttes n’ont pas totalement abouti et que les processus de libération demeurent à ce jour inachevés. Osons le dire : sans nous, Afro-descendants qui en sommes la chair vivante, les plus nobles idées de liberté seraient restées confinées dans l’espace restreint de la condition blanche sans atteindre à la dimension ‘‘universelle’’.
Après la ‘‘neutralisation’’ de la loi
Il faut pourtant bien reconnaître que cette loi adoptée par la France, est une œuvre inachevée. Après avoir mis en place une politique de l’oubli méthodiquement organisé de 1848 à 2001 dans l’Hexagone comme dans ses anciennes colonies, l’État français qui reconnaît désormais le crime, refuse toute idée de réparations matérielles. Prétendant qu’avec les siècles écoulés, il n’y aurait plus ni bourreaux à punir, ni victimes à dédommager. La propagande est si bien menée que dans les rangs des descendants d’esclaves, certains doutent de la nécessité des réparations matérielles au bénéfice des communautés malmenées. C’est que l’État français est à la fois juge et partie dans ce procès truqué. Alors qu’il devrait être, avec toutes les anciennes nations esclavagistes occidentales, sur le banc des accusés, c’est lui qui dicte la loi qu’il taille à sa mesure.
Les descendants d’Africains réduits en esclavage, doivent (pour l’heure) se contenter d’actions purement symboliques : un mémorial par-ci, une statue par-là, une rue rebaptisée, une cérémonie parisienne au Jardin du Luxembourg… Depuis les années 1990 leurs revendications sont de plus en plus pressantes et précises. Face au bloc du discours dominant en panne d’arguments, bégayant pour sa défense des mots-épouvantails : ‘‘repentance’, ‘‘concurrence des mémoires’’, ‘‘traite arabo-musulmane’’…, les Afro-descendants opposent une détermination grandissante et un discours construit relayé par un tissu associatif. Depuis les demandes de réparations des États caribéens organisés au sein du comité des réparations de la CARICOM, jusqu’au déboulonnage des statues d’esclavagistes dans les grandes villes occidentales et dans les Caraïbes.
C’est un aveuglement de croire que les victimes du crime esclavagiste auraient disparues avec les derniers esclaves de 1848. Leurs descendants des Caraïbes-Amériques et de l’Océan indien ont hérité de très lourds handicaps. Le système plantationnaire a durablement affecté toutes les structures de ces sociétés où la partition raciale reste très forte, et qui souffrent de mal développement économique et culturel, de retards dans l’éducation, de problèmes de santé publique avec des maladies chroniques dues au mode d’alimentation imposé par les planteurs durant des siècles, jusqu’à l’empoisonnement des populations par le chlordécone.
Mais la pire de toutes les monstruosités issues du Plantacionocène, et qui impose de livrer une lutte sans merci, est le racisme qui a gangréné la globalité des structures sociales des anciennes colonies autant que des métropoles. Échappé des plantations d’Amérique où il confortait le suprémacisme blanc, le virus du racisme est une pandémie autrement plus virulente que celle du Covid 19 !
Ainsi la loi Taubira doit-elle être considérée comme une étape dans un incontournable processus décolonial pour guérir la société française malade de l’amnésie de cette part centrale de son histoire, autant que d’un racisme structurel. Cette loi n’est donc qu’une amorce pour un ambitieux chantier, car c’est bien la totalité-monde abimée par l’ère des plantations qu’il faut que la France et les autres puissances occidentales s’attèlent à réparer et panser pour clore enfin le chapitre de la domination coloniale, singulièrement en Caraïbes-Amériques et dans l’Océan indien.
Jocelyn Valton, Guadeloupe, Avril 2021
Une réponse
L’analyse de M. Valton me dérange, et c’est sans doute parce qu’elle dérange mes certitudes les plus profondes – je ne suis coupable de rien – qu’elle m’interroge ! Comprendre, au cœur de la société française, quelles séquelles a laissé aux noirs et quels stéréotypes aux blancs, dont je suis, cette infamie qu’est l’esclavage est essentiel. Alors, oui, il est temps de se parler, de s’écouter et, je le souhaite, de se comprendre.