Mouvement d’éducation populaire à la mémoire partagée depuis 1998

BORDEAUX – BAYONNE – DAKAR – LA ROCHELLE – LE HAVRE – PARIS

Que nous dit l’assassinat d’Amilcar Cabral le 20 janvier 1973 ?

A l’aube du 20 janvier 1973, à peine six mois après la reconnaissance par l’ONU du PAIGC comme « le véritable et légitime représentant des peuples de la Guinée et du Cap-Vert », des détonations de mitraillettes surprennent les habitants de Conakry.

La capitale guinéenne refuge de nombre de panafricanistes exilés de leurs peuples par l’oppression coloniale et la violence politique endogène, apprend le lendemain l’assassinat, par des branches armées de son propre parti corrompues par la Pide (Police politique portugaise), de celui qui avait incarné pendant 23 ans le combat anticolonialiste contre la domination lusophone.

Pour le professeur Elikia Mbokolo « S’il y eut, dans les luttes de libération de l’Afrique, un intellectuel capable de combiner la profondeur et le brio des choses de l’esprit avec l’engagement concret des combats sur le terrain et la vision stratégique à l’échelle panafricaine et globale, c’est bien Amilcar Cabral. »

Si c’est sur l’archipel du Cap Vert que nait Amilcar Cabral le 12 septembre 1924, son engagement politique entrainera l’indépendance aussi de la Guinée-Bissau où ses parents immigrèrent à son adolescence.

Premières des côtes africaines colonisées par les portugais dès 1462, les deux principales îles du Cap-Vert, Fogo et Santiago, d’abord plaques tournantes majeures de la traite transatlantique des noirs vers l’Amérique et très rapidement colonies de peuplement esclavagiste où les plantations de sucre, de coton et la teinture indigo, en 1592 requièrent 1 600 Blancs et métisses, 400 Noirs libres et 13 700 esclaves.

Aucun Etat européen n’a si durablement et si massivement investi l’Afrique que le Portugal. Sur les quinze millions d’africains déportés par les Européens entre le milieu du 15e et la fin du 19e siècle, dans le commerce qualifié de crime contre l’humanité, les portugais vont en transplanter au moins cinq millions au Brésil.

Dernier colonisateur à se soumettre au mouvement de libération des noirs en Afrique, le Portugal s’est heurté à une des figures anticolonialistes africaines dont la pensée révolutionnaire continue de mobiliser les foules de Praia à Lisbonne en passant par Bissau et même Paris.

Un professeur français de Sciences-Po, spécialiste des études ibériques, sollicité récemment pour un projet évènementiel autour de la figure panafricaniste, nous rétorquait «Je ne « mythifie » pas Amilcar Cabral qui, s’il avait vécu, aurait très certainement établi un régime de parti unique comme partout ailleurs en Afrique. »

Cette pensée magique, portée sur l’héritage d’un des dirigeants révolutionnaires panafricanistes les plus influents, est révélatrice des lunettes avec lesquelles nombre d’européens regardent, pensent et tentent de réduire l’œuvre d’Amilcar Cabral.

Parti de Bissau avec la conviction panafricaniste d’unir tous les peuples africains et d’abattre le mur séparant son pays de naissance et celui d’adoption, Amilcar Cabral, qui se faisait appeler « Abel Djassi » dans la clandestinité, fera, comme nombre de ses prédécesseurs anticolonialistes sa formation universitaire dans la capitale coloniale.

Lisbonne, où il démarre des études d’agronome, lui fait côtoyer et fonder, avec l’aide du parti communiste, le Centro de Estudos Africanos, en compagnie d’autres révolutionnaires de peuples africains lusophones comme les Angolais Agostinho Neto et Mário Pinto de Andrade, des Mozambicains Eduardo Mondlane et Marcelino dos Santos.

Diplômé d’agronomie en 1952, il rentre en Guinée-Bissau. Chargé du recensement agricole, Cabral,  révolté par l’état des populations villageoises bissau-guinéennes livrées à la misère de l’exploitation des colons portugais, tente aussitôt d’organiser les masses pour se débarrasser du colonialisme portugais car pour lui « la résistance culturelle du peuple africain n’a pas encore été détruite. Réprimée, persécutée, trahie par quelques catégories sociales compromises avec le colonialisme, la culture africaine a survécu à toutes les tempêtes, réfugiée dans les villages, dans les forêts et dans l’esprit des générations victimes du colonialisme »

Exilé en Angola, il fonde en 1954 le PAIGC (Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et des îles du Cap-vert), commence une activité de formation idéologique et militaire des membres de son parti et développe une intense activité diplomatique en participant à  des conférences internationales anticolonialistes : conférences des peuples africains en 1960, soutien de l’Union soviétique, rencontres avec le Pape Paul VI, par Fidel Castro et Sékou Touré.

Persuadé que Lisbonne n’accordera l’indépendance que sous la contrainte, notamment depuis le massacre par l’armée portugaise d’une cinquantaine de dockers en grève à Pidjiguiti en 1959, le PAIGC, maintenant dirigé par Cabral, en 1963, entre dans la lutte armée clandestine à partir des territoires voisins déjà indépendants de Guinée-Conakry et du Sénégal (Casamance frontalière) et, malgré la répression féroce au napalm, conquiert progressivement jusqu’à 70% du territoire en 1968 grâce à l’adhésion de masses paysannes, associées aux prises de décision et convaincues des pratiques révolutionnaires résolument démocratiques du mouvement politique d’Amical Cabral.

Conscient des limites internes d’une lutte anticolonialiste dirigée par des cadres révolutionnaires issus de la petite bourgeoisie, Amilcar Cabral, dans tous ses discours, alerte sur la nécessité de lutter contre ses propres faiblesses et prévient ses compagnons de la tentation de l’ambition et de la division qu’il sent poindre lorsque le processus de décolonisation devient irréversible avec l’organisation des premières élections en octobre 1972, l’installation d’une assemblée nationale et la reconnaissance par l’ONU du PAIGC comme « le véritable et légitime représentant des peuples de la Guinée et du Cap-Vert ».

Il répétera souvent « Nous ne luttons pas simplement pour mettre un drapeau dans notre pays et pour avoir un hymne mais pour que plus jamais nos peuples ne soient exploités, pas seulement par les impérialistes, pas seulement par les Européens, pas seulement par les gens de peau blanche, parce que nous ne confondons pas l’exploitation ou les facteurs d’exploitation avec la couleur de peau des hommes ; nous ne voulons plus d’exploitation chez nous, même pas par des Noirs. »

Six mois avant l’indépendance de la Guinée-Bissau proclamée le 10 septembre 1974, Amílcar Cabral est assassiné le 20 janvier 1973 à Conakry par certains membres de la branche militaire du PAIGC, avec le soutien de la police secrète portugaise.

Amilcar Cabral, par le rôle central qu’il a joué dans les luttes de libération et d’indépendance de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert, a, malgré son mort précoce, eu une influence déterminante dans l’évolution des autres colonies portugaises en Afrique.

De l’Angola au Mozambique en passant par Sao Tomé et Principe, l’action d’Amilcar Cabral a participé à structurer les mouvements indépendantistes, les répertoires de résistance et les réseaux anticoloniaux de solidarité de toute l’Afrique.

Au Portugal, aujourd’hui encore, les descendant.e.s d’Amilcar Cabral continuent d’affronter un racisme et des discriminations liés à l’insuffisant travail de mémoire sur les crimes du passé, sur les résistances contemporaines tout autant que sur les créativités paradoxales nées de cette rencontre entre le monde Lusophone et l’Afrique. En France, des citoyens originaires de Guinée-Bissau, du Cap-Vert, de l’Angola et du Mozambique participent activement aux combats pour l’égalité tout autant qu’à la promotion des héritages de leurs ancêtres.

Sa mémoire mobilise encore les jeunesses pour l’unité africaine et la lutte contre le néocolonialisme. Au Cap-Vert et en Guinée-Bissau, mais aussi dans plusieurs pays africains, établissements scolaires, rues, compétitions sportives et aéroports arborent comme nom : Amilcar Cabral. Pendant que quelques uns de ses textes continuent de diffuser sa pensée révolutionnaire unique : études politiques dont Pratique révolutionnaire. L’arme de la théorie (1966) et Culture et libération nationale (1970), tous réunis en 1975 par Marion Andrade, aux éditions Maspero, sous le titre : L’arme de la théorie

Karfa Sira DIALLO

fondateur-directeur de Mémoires & Partages

Une réponse

  1. Bravo pour le texte et pour le travail d’ information que vous deployez, aussi, en vue de maintenir vivante la pensée de Amilcar Cabral.

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