A la rencontre du terrible secret d’un château appartenant au « Vieux Tigre » d’Haïti, Michel Leremboure.
Si l’on savait qu’au 18e siècle, de nombreux ports ont abrité des « dépôts de noirs », servant à emprisonner des esclaves déportés par leurs maitres en métropole, c’est bien la première fois qu’on apprend que des châteaux ont aussi été utilisés comme lieux de transit d’africains en partance pour les Antilles.
Situé sur un tertre surplombant les villes de Ciboure et de Saint-Jean-de-Luz, deux domaines jadis enchevêtrés, Sainte-Anne et Beltzenia, jettent un regard conquérant vers la mer atlantique dont ils recèlent un crime ignoré ou caché.
Ni hasard, ni fait divers, cette histoire est à replacer dans le contexte colonial et esclavagiste du 18e siècle qui voit Basques, Béarnais et Gascons devenir les fers de lance de la déportation des africains, de l’émigration vers les riches colonies françaises en Amérique, de l’esclavage et du racisme contre les noirs. Voir l’état des lieux que nous publions ici : BLACK HISTORY – Bayonne, ce port négrier qui s’ignore… | Mémoires et Partages (memoiresetpartages.com)
Kepa Olaizola, le basque qui nous révèle cette tragédie, est un passionné d’histoire. Ingénieur du conservatoire national des arts et métiers à la retraite, il s’est acharné à complexifier la splendeur idyllique de son pays pour épouser la sordide condition que la cupidité de certains des basques a fait à des africains à l’époque de la traite négrière sur la terre même de France. Cette contribution essentielle au travail de mémoire, de vérité et de justice sur l’histoire de notre modernité a été d’ailleurs évoquée par le Journal Sud-Ouest Pays Basque, 11/12/2013 : Une geôle d’esclaves découverte à Ciboure (sudouest.fr)
Cette révélation, fruit de trois années de recherche, témoigne de l’ampleur de l’histoire de la traite, de l’esclavage et du racisme contre les noirs dans un Pays Basque jusqu’ici ignorant de son passé négrier.
Informé par la tradition orale qui rapportait régulièrement l’emprisonnement d’africains dans une geôle reliant les deux propriétés, Sainte-Anne et Beltzenia, Kepa Olaizola, connu pour plusieurs ouvrages relatifs à l’histoire locale, va mener une minutieuse enquête, à partir de recherches bibliographiques, historiques et cadastrales, compulsée dans un livre publié en Novembre 2013 « Belzenia, prison d’esclaves noirs au Pays Basque ».
Pour Kepa Olaizola « Habitant depuis toujours le Pays Basque, jamais nous n’aurions pensé que le trafic d’esclaves avait existé chez nous et qu’un tel cachot ait pu être édifié ! Il est vrai que l’on place au-delà de tout soupçon le terroir que l’on aime et que l’on s’imagine mal qu’il a été le lieu de vilénies. La réalité dépasse souvent l’affection » !
C’est ainsi qu’en contrebas des deux propriétés, Sainte-Anne et Beltzenia, qui se touchent, Kepa Olaizala découvre une curieuse construction dont l’aménagement ne laisse aucun doute sur son usage : « Ici, il y avait les esclaves. Il y a un mur aveugle épais de 40 cm, l’ensemble est rude, solide, sombre bâti pour incarcérer, quelques ouvertures et sur la gauche les guérites des gardiens, presque intactes. »
Un escalier mène à « une cour de promenade » prolongée d’une petite volée de marches qui nous fait plonger dans la prison de 26 mètres de long et 4 de large, une sorte de couloir cerné par les mauvaises herbes. D’après lui « on pouvait y entasser environ 100 esclaves ».
Combien furent-ils vraiment ? Comment ont- t’ils atterri dans le Pays Basque ? Qui les y a acheminés ? A qui appartenait-ils ?
Sur la foi des registres de l’Amirauté de Bayonne, l’historien basque Kepa Olaizola relie la présence de ces africains à Saint-Jean-de-Luz au voyage que fit la goélette La Pauline, en 1802, menée par un capitaine négrier bien connu et né à Urrugne, François Harismendy, à l’ile de Gorée au Sénégal en 1802.
Commanditée par Michel Joseph de Leremboure (voir ci-dessous), cette expédition négrière était destinée aux plantations esclavagistes américaines. Débarqués à Saint-Jean-de-Luz, qui n’était qu’une escale, ces esclaves furent réembarqués pour les Antilles sur le navire Le Saint-Domingue appartenant au Sieur Saint-Martin, lié aux Leremboure par d’importants liens économiques et matrimoniaux.
C’est ainsi que Olaizola conclut « en ce qui concerne les esclaves, notre ville fut pour eux une escale, plus ou moins longue, dans ce qu’on a nommé le commerce triangulaire : Afrique-Europe-Amérique. La mémoire orale n’a pas gardé que des esclaves noirs restèrent et travaillèrent en Pays Basque. La logique cruelle veut que ces malheureux étaient destinés aux terribles tâches qui les attendaient outre Atlantique et puis là-bas ils étaient vendus, monnayés, ici la main d’œuvre ne manquait pas. Aucun de ces esclaves n’est resté en Pays Basque Nord »
On peut néanmoins s’étonner d’une conclusion aussi péremptoire concernant l’absence des esclaves noirs dans la domesticité aristocratique ou bourgeoise Basque d’un 18e siècle où un des principaux signes de réussite, des armateurs, négociants et capitaines, était d’avoir un personnel domestique de couleur. Pourquoi le pays Basque devrait échapper à cette mode ?
La présence, entre les 16e et 19e siècle, d’esclaves noirs et d’une législation racialiste en Métropole est de plus en plus connu. En effet, cédant, à la « culture créole », de nombreux négociants et capitaines reviennent des Antilles avec des esclaves présentés comme domestiques. Tolérées par une administration royale, volontiers oublieuse de l’édit royal qui faisait de la terre de France « une terre de liberté », ces mœurs coloniales et racialistes métropolitaines furent réglementées en 1776 par une « Police des noirs » qui a tenté de contenir l’afflux de ces esclaves noirs dans les villes du littoral atlantique français. Du reste, les déclarations à l’Amirauté, compulsées par le Dictionnaire des Gens de couleur dans la France moderne, attestent d’une présence de noirs, majoritairement esclaves, mais présentés comme domestiques dans le Pays Basque.
On peut citer par exemple la déclaration le 27/10/1777 d’ « un nègre âgé d’environ 15 ans, acheté par M. Michel Leremboure, négociant de Saint-Jean-de-Luz et habitant de Port-au-Prince qui l’a adressé vers 1773 à la demoiselle Saint-Martin, son épouse, pour recevoir une instruction catholique, a été appelé par cette dernière, qui l’a reconnu libre et fait baptiser, paroisse Saint-Pierre d’Irube, à retourner sans délai auprès de son maître » [A.N. : COL.F1B4, Bayonne].
C’est ainsi que le Dictionnaire des gens de couleur dans la France moderne, en recense en 1741 onze à Bayonne et quatre à Saint Jean de Luz. Entre 1592 et 1790, prés de 102 « gens de couleur » seront déclarés à Bayonne.
PROPRIETAIRES : LES DE LEREMBOURE !
« Je me rappelle les conversations d’adultes qui disaient que l’ancêtre des propriétaires avait été tué par des noirs…On ne faisait pas le lien, mais quand on était gosses, on appelait ça la prison. »
La mémoire orale rapportant que « l’ancêtre des propriétaires avait été tué par des noirs », Kepa Olaizola ne pouvait que tomber sur les Leremboure à qui a appartenu le château où cette geôle fut aménagée et qui est le basque qui aura laissé la plus grosse empreinte dans l’histoire d’Haïti puisqu’il fut fusillé en 1804 par les esclaves révolutionnaires.
Aujourd’hui encore, à Saint-Jean-de-Luz, un superbe hôtel particulier appartenant à la famille, la Maison dite « Louis XIV », car « le Roi soleil » y aura séjourné en 1660 lors de son mariage avec l’Infante d’Espagne, peut-être visitée lors des Journées du patrimoine. Saint-Jean-de-Luz : la Maison Louis XIV et les Leremboure au cœur des fastes royaux (baskulture.com)
Riche famille d’armateurs et de négociants au 18e siècle d’où provient le plus réputé Michel Joseph de Leremboure qui a fondé une importante maison de commerce qui exploite des plantations esclavagistes à Saint-Domingue et deviendra, pendant dix-huit mois, le premier maire de Port au Prince le 5 mars 1791.
Selon l’historien Jacques de Cauna, dans un article publié sur la revue Historia, Michel Joseph de Leremboure, surnommé « le Vieux Tigre » en raison de son caractère, possédait : « une caféière au Mirebalais qu’il a appelée « Donibane » du nom basque de Saint-Jean-de-Luz et sur laquelle 60 à 65 esclaves cultivent 110 à 120 pièces de café. C’est là qu’il se retire, à intervalles réguliers, pour faire ses comptes à l’abri de la touffeur de la ville où il réside habituellement. Dix esclaves domestiques assurent le service de la maison dont un cocher et son laquais et six autres « nègres à talents » un menuisier, deux charpentiers, deux tonneliers, un perruquier sont placés en ville comme artisans. Son fils, Augier-Marie, brillant jeune homme de 24 ans, est venu le rejoindre en 1789 pour remplacer un premier frère qui n’avait pu s’habituer au climat américain. Augier-Marie sera élu, deux ans plus tard, député à l’Assemblée coloniale au Cap avant de finir réfugié aux Etats-Unis. » Le Basque qui fut le premier maire de Port-au-Prince | historia.fr
Sa tentative de retour d’exil, pour récupérer ses biens à Haïti, fut écourtée par le Général Jean Jacques Dessalines, devenu « Père fondateur d’Haïti », qui donne l’ordre de le fusiller en 1804 avec cinquante colons. Selon un de ses fils, Salvador Paul Leremboure, devenu, lui, maire de Saint-Jean-de-Luz en 1803, ses derniers mots furent : « Sachons mourir en hommes libres de la main des esclaves. »
Aujourd’hui encore, les manuels d’Haïti présentent l’ancien propriétaire de la prison pour esclaves de Saint-Jean-de-Luz comme l’un des plus implacables ennemis de la race noire par sa farouche opposition à la révolution haïtienne.
D’ailleurs, la chambre de commerce de Bayonne ne s’y était pas trompée. Le 29 novembre 1791, aux prémisses de la révolution des esclaves, elle convoqua 144 négociants représentant 129 maisons de commerce « dans la grande salle de la maison commune pour y prendre connaissance de plusieurs dépêches officielles, qu’ils ont reçues par le dernier courrier, concernant les troubles survenus à Saint-Domingue et aviser aux mesures à prendre dans cette circonstance », preuve de l’importance du commerce en droiture indissociable de la traite et de l’esclavage des noirs au 18e siècle.
HERITAGES
Si l’implication d’une partie du Pays Basque dans la traite négrière, l’esclavage et le racisme contre les noirs est indéniable, il convient de souligner le rôle déterminant de certains Basques dans les combats pour la liberté.
Les frères Garat, Dominique et Joseph, bayonnais membres de la Société des Amis des Noirs et militant pour l’abolition de l’esclavage aux cotés de certains Girondins à la Convention. Un autre bayonnais, le commissaire civil Etienne de Polvérel, participe à la première abolition de l’esclavage le 29 aout 1793 au Cap-Français (St-Domingue) qui sera validée et étendue par la convention le 4 février 1794.
De même deux résistants contre le rétablissement de l’esclavage par Napoléon Bonaparte en 1802 y garderont d’importantes traces. Louis Delgrés, figure respectée du combat pour la liberté en Guadeloupe est le fils mulâtre du bayonnais Louis Delgrés « de Bayonne ». Ainsi que le Général Toussaint Louverture, l’initiateur de la révolution haïtienne exilé au Fort de Joux, dont la famille recevra un accueil grandiloquent à Bayonne en 1802.
Dans la toponymie cadastrale ou commerciale subsistent encore des héritages problématiques et controversés mais dont certains basques prennent de plus en plus conscience.
Ainsi, à Bayonne, le « Café du Négro », le réputé torréfacteur de la rue poissonnière, avec ses tasses représentant un visage africain, vient très récemment de changer de nom : Bayonne : l’historique « Café Négro » est devenu « Kafe Beltza » (sudouest.fr)
A Biarritz, les récentes polémiques qui ont agité l’appellation « la négresse » et les représentations stigmatisantes des femmes noires sur l’espace public, témoignent aussi des enjeux contemporains d’une histoire dont le silence est devenu le meilleur des alliés. Les péages autoroutiers de Vinci arborent aussi ostensiblement des panneaux reproduisant l’appellation « la négresse ». Quartier « La Négresse » à Biarritz : l’association antiraciste « Mémoires et Partages » attaque la mairie (francebleu.fr)
On le voit, si les ports de Bayonne et de Saint-Jean-de-Luz ont peu participé de façon directe à la traite négrière, leurs profits et leurs liens avec le système esclavagiste qui a donné naissance au racisme sont indéniables et méritent que les autorités locales s’y engagent.
« Est-on moins négrier pour avoir déporté un seul Noir esclave qu’une cargaison de deux cents individus ? » Serge Daget, historien
Comment sensibiliser les populations basques au devoir de mémoire sur le racisme qui a servi les intérêts économiques esclavagistes de leur pays jusqu’au 19e siècle ?
A travers le respect des moments de commémoration fixés par l’Etat français mais aussi par des initiatives culturelles et citoyennes, il s’agit de comprendre comment ces quatre siècles fondés sur l’exploitation et la violence ont produit des imaginaires et des théories racistes durablement installés dans nos sociétés contemporaines.
Si le crime est irréparable et la culpabilité nullement héréditaire, des exercices de réparation peuvent être, somme toute, un début de solution politique à ces tragédies du « passé ». Cette réparation est non seulement souhaitable mais nécessaire autant pour cultiver la vigilance sur des formes de barbaries contemporaines que pour s’inspirer des énergies et des forces incommensurables de celles et ceux qui dont les forces de vie ont eu raison des programmes de morts. Bayonne et le Pays Basque sont attendus !
C’est le sens de la commémoration solennelle du 27 avril prochain, dans le cadre du 173e anniversaire de l’abolition de l’esclavage, à laquelle sont invitées les autorités civiles et les populations (Rendez vous à Bayonne, le 27 avril à 11h30 devant le DIDAM, ancienne inscription maritime, 6 Quai de Lesseps, 64100 Bayonne).
Karfa DIALLO,
Essayiste, fondateur de Mémoires & Partages et membre du conseil d’orientation de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage
SOURCES
Belzenia, prison d’esclaves noirs au Pays Basque, Kepa Olaizola, 2013
Ciboure, 400 ans d’histoire, Guy Lalanne, 2019, Jakintza
La Traite bayonnaise, Marion Graff et Jacques de Cauna, 2009, Cairn Editions
Dictionnaire des gens de couleur dans la France moderne, Volume III, dirigé par Erick Noel, 2017
3 réponses
Bonjour, à Hendaye nous avons le quartier Belzenia, il y a dû y avoir quelque chose
Merci pour votre travail
Bonjour Karine,
Nous vous remercions pour vos encouragements.
Bien cordialement
Patrick
Instructif et éclairant !
Merci à vous, Karfa, pour ce bel article.