Un mascaron exceptionnel représentant un « négrillon » découvert à la Bastide sur les ruines d’un ancien entrepôt de la maison Lasserre née dans le rhum pendant la période coloniale.
C’est une découverte exceptionnelle que nous venons de faire d’un des symboles de l’époque coloniale, esclavagiste et raciste de Bordeaux.
En effet, la bourgeoisie bordelaise a tant méprisé la rive droite qu’elle en avait fait une « Terra Incognita » réservant exclusivement à sa rive gauche les signes de son orgueil colonial où elle concentrait institutions administratives, financières, maritimes, entrepôts et magnifiques hôtels particuliers arborant, selon la mode architecturale du 18e siècle, des mascarons créoles.
Ces magnifiques visages sculptés dans la pierre blanchie bordelaise ont commencé à avoir des traits africains avec le développement fulgurant du commerce colonial bordelais qui a fait de la ville le port français qui s’est le plus enrichi grâce à l’esclavage des noirs et de leurs descendants. A Bordeaux, les commerces triangulaires et en droiture étant indissociables de l’entreprise criminelle de déshumanisation qui a accouché du monstre du racisme.
Cette spectaculaire prospérité du commerce colonial bordelais, malgré l’abolition officielle de l’esclavage en 1848, se nourrira d’une irrépressible ambition d’extension qui aboutit à l’annexion du quartier de la Bastide où vient d’être découvert ce mascaron créole qui représente les traits d’un adolescent afrodescendant.
« Que Bordeaux garde ses funestes présents ! Nos prédécesseurs le lui ont déjà dit en 1821, nous le lui répétons aujourd’hui. Nous n’envions pas sa splendeur, qu’elle nous laisse dans notre humilité. Elle fait payer trop cher l’honneur de lui appartenir. […] Bordeaux n’a pour justifier ce projet d’envahissement que la raison du plus fort ». Jean-Baptiste Lagrave, maire de Cenon en 1852
Bati sur la rue Fourteau, juste avant l’ancienne gare d’Orléans, l’entrepôt découvert sur la rive droite, dans un style 18e siècle qui n’a rien à envier aux façades des beaux hôtels particuliers de la place de la Bourse, arbore en son sommet la reproduction du visage d’un négrillon (nom donné aux adolescents noirs au 18e siècle) miraculeusement conservé, aux cheveux crépus élégamment sculptés et le visage entouré de tiges de canne à sucre de part et d’autre. Les initiales (AL) probablement Albert Lasserre, sont plusieurs fois inscrits sur le mur du bâtiment laissé à l’abandon mais dont l’épaisse couche de pollution n’arrive à cacher ni la beauté ni la valeur patrimoniale.
Cultivée en Martinique, en Guadeloupe et en Jamaïque, par des populations à peine sorties de l’esclavage mais encore sous les fers de la domination coloniale, la canne à sucre qui est importée par les Lasserre bénéficie des dernières techniques de distillation et de vieillissement qui font le succès des rhums bordelais jusqu’à la fin de la période coloniale.
Pays du vin mais aussi du sucre et du rhum dont il a mené le commerce mondial pendant plusieurs siècles, Bordeaux a donc une histoire industrielle indissociable de son aventure atlantique et de ses crimes que furent la traite des noirs, l’esclavage, le colonialisme et le racisme. Des pulsions de vie dont notre vigilance et notre mémoire doivent être les gardiennes !
PRÉCISION DU 2 MARS 2022 SUITE A LA PUBLICATION DE CET ARTICLE
Si, dans un premier temps, cet article avait évoqué la possibilité que les initiales découvertes sur l’entrepôt appartiennent à la famille Lasserre qui exploite le « Rhum Moko », il semblerait qu’il y ait une homonymie entre des familles portant le même nom et s’exerçant à la même activité pendant l’époque de l’exploitation coloniale des terres et des hommes aux Antilles.
En effet en 1869, deux bordelais, les frères Lasserre, Ernest et Maurice, décident de créer leur propre marque de rhum « Moko » et en installent un des entrepôts « dans le quartier de la gare Saint Jean. L’hôtel Régina, en face de la gare est d’ailleurs leur ancienne maison, avec les initiales L J pour Ernest Lasserre et sa femme Marie Jayer » selon une de leurs descendantes qui nous a contacté.
Pour cette dernière, « Il me semblait bizarre qu’ils aient d’aussi grands bâtiments quai des Queyries et rue Fourteau, alors qu’ils étaient de l’autre côté de la Garonne. De plus ma grande tante à la mémoire très précise et petite fille de Maurice Lasserre n’avait jamais entendu parlé de ses entrepôts. J’ai même vérifié dans les archives familiales.»
Pour autant, il est vrai que, sans égaler les géants et historiques Marie Brizard et Bardinet, des descendants de cette famille Lasserre qui ont repris récemment l’exploitation du rhum et s’attachent à perpétuer une tradition industrielle dont la mémoire de la condition des hommes qui en ont assuré les débuts mérite d’être retenue et transmise.
Karfa DIALLO
CREDITS PHOTO / SYLVIE DUVIGNEAU
VISITE-GUIDEE : BASTIDE ANNEXEE
Dimanche 7 mars à 11h, nous y lançons un nouveau parcours qui va évoquer les traces du racisme dans le quartier de la Bastide et relier la rive gauche par le Pont de Pierre.
Inscrivez-vous : memoires.partages@gmail.com
Une réponse
L’Histoire a eu lieu. Il convient de ne rien effacer, de conserver et d’expliquer, inlassablement.