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BORDEAUX – BAYONNE – DAKAR – LA ROCHELLE – LE HAVRE – PARIS

TRIBUNE – Des statues et des hommes à recontextualiser et à complexifier par Mbougar Sarr

Le romancier sénégalais s’est prononcé sur l’actualité du racisme sur les murs de France.

DES STATUES ET DES HOMMES

Au-delà de ses aspects les plus spectaculaires -ce qui ne signifie pas qu’ils soient insignifiants- l’actualité autour de la présence de figures controversées dans l’espace public repose, d’une perspective historique, l’éternelle et insoluble question philosophique : qu’est-ce qu’un (grand) Homme ?

Les statues de rois-assassins qu’on étête, les faces minérales d’explorateurs-exterminateurs qu’on barbouille, les bustes de généraux-massacreurs qu’on promet à la vase des grands fonds, esquissent une piste de réponse négative, apophatique : ce qu’un Homme, fût-il « grand », n’est pas et ne saurait être, c’est une pureté absolue.

Une figure humaine que l’on érige sur un piédestal au nom d’un roman national n’est précisément jamais toute la figure humaine ou toute la page, mais la légende -legendum : ce qu’il faut lire, ce qu’on donne à lire- de l’une ou l’autre.

Le moment qu’on traverse nous dit précisément que les légendes ne correspondent pas toujours, voire jamais, à la carte complète, c’est-à-dire à l’entière vérité. Il nous dit surtout que tous les peuples, dans la représentation qu’ils se font (ou plutôt, qu’un certain récit leur fait) des grandes figures de leur passé, se règlent sur une équation qui ne tient qu’à condition que des facteurs inconnus, ou méconnus, ou minorés jusqu’alors, ne viennent la complexifier s’ils ne l’invalident pas proprement.

Cette équation, trop simple pour être éternelle, est la suivante : histoire = mémoire. D’illustres et rigoureux historiens ont éclairé la relation entre ces deux notions : relation complexe, ambiguë, dialectique, d’interpénétration, d’opposition, de rapprochement, d’éloignement ; relation, en somme, d’intranquillité permanente.

Or qu’est-ce, en son essence, que l’intranquillité ? C’est le refus, qu’il s’agisse des événements ou des Hommes, de la pureté. C’est encore la conscience d’un fait simple : à chaque avers lumineux, se rattache l’ombre du revers.

La glorification des grandes figures, leur statufication dans l’espace public, ont toujours besoin de la correspondance pure et tranquille de la mémoire et de l’histoire. Elles ont toujours nécessité, pour s’instituer, pour durer, pour pénétrer, à travers les générations, l’épaisseur des représentations collectives, d’une sélection. Les légendes ne sont que des sélections.

Les légendes d’Hommes ne sont que des sélections d’Hommes : une opération de tri, dans la biographie d’un même individu, dans l’âme d’une personne, qui distingue entre ce qui mérite d’être montré et commémoré, et ce qu’on ne doit pas voir, qu’on voue à l’oubli.

Mais un jour la légende ne suffit plus, mémoire et histoire se distendent, se problématisent l’une l’autre ; alors débute l’inconfortable mais nécessaire opération d’élucidation historique -la relativisation, la nuance, l’attitude critique, le changement de perspective- qu’on devrait appliquer à toute personne dont la vie et les actes l’ont fait prétendre à une présence dans le récit national, un trône dans l’imaginaire collectif, ou un piédestal d’airain dans la rue.

Un pas est franchi dans la recherche de la vérité lorsque l’hémiplégie historique cesse : quand on parvient à voir un Homme dans son entièreté (ou dans ce qui se rapproche le plus de la totalité de ce qu’il fut et fit). Ce n’est qu’une fois établie et comprise l’entière vérité de cet Homme qu’un autre travail commence : celui de la transmission -et non de la béatification- de son œuvre. Tout le problème est évidemment celui du discours ou de la pédagogie qui accompagne cette transmission.

Le moment que nous traversons m’intéresse en cela : il est une « critique de la transmission » (j’emprunte cette expression, qui fut l’intitulé d’un séminaire qu’il a organisé et animé il y a quelques années, et auquel j’ai participé, à un ami, Laurent Vannini, doctorant à l’EHESS).

Ce moment peut, pour le grand public (car les historiens, la plupart d’entre eux du moins, le font depuis longtemps dans l’obscurité des laboratoires et des archives) jeter les bases d’un rapport aux grandes figures que fonde l’exigence de lucidité et de vérité, et non l’idolâtrie.

Les statues des grands Hommes sont aussi érigées dans les esprits et les imaginaires. C’est peut-être même là qu’elles sont élevées le plus solidement avant de l’être dans la rue. C’est par conséquent là, dans l’esprit, qu’il faut se déshabituer à être ébloui par la lumière unie, par l’éclat des toges sans pli dont on drape certaines statues.

Je réponds donc par une absurde tautologie à ma question initiale : qu’est-ce, d’une perspective historique, qu’un (grand) Homme ?

Un Homme, dont la gloire est non seulement inséparable d’actes moins reluisants ou immoraux qu’il a pu commettre, mais peut encore s’être bâtie sur ces actes relevant, dans certains cas, de l’absolue horreur.

D’où je tire ceci : au-delà de la nécessaire recontextualisation (la recontextualisation n’a pas valeur de vérité, elle me paraît tout au plus être une étape parmi d’autres vers elle) il est absolument fondamental, où qu’on les célèbre, d’appliquer une critique historique et lucide aux figures actives, pour le pire, dans l’entreprise coloniale ou esclavagiste. Il est essentiel de complexifier le récit qui les accompagne.

Mais de la même manière, il sera tout aussi fondamental, un jour, d’interroger les grandes figures héroïques de nos contrées, qu’entoure une aura intouchable, presque sacrée. Elles n’échappent pas plus à la sélection de la légende.

Il n’est pas question ici de mettre sur le même plan moral les uns et les autres. Il faudra, toujours, examiner chaque cas pour lui-même. Il s’agit simplement, par le même principe critique qu’on voit à l’œuvre aujourd’hui, d’exiger une semblable vérité de toute narration officielle, de « statue », de toute héroïsation.

Il faudra alors mettre en crise ses propres références et mythes, en vue de la vérité, de la seule vérité, mais de toute la vérité. Tâche plus difficile et plus inconfortable, mais non moins nécessaire.

Mbougar Sarr

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