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PAUL BROCA A L’UNIVERSITÉ DE BORDEAUX – Sens de la rencontre avec la direction par l’étudiante Adriana Girol

Le 21 février 2023, le président de Mémoires & Partages, Patrick Serres, accompagné de Karfa Diallo, conseiller régional Nouvelle-Aquitaine et de Adriana Girol, représentante des étudiant.e.s, a rencontré l’équipe administrative de l’Université de Bordeaux.

Dans ce compte-rendu, Adriana Girol, étudiante en droit, revient sur les enjeux universitaires et de justice sociale de cette rencontre.

PAUL BROCA OU LA CRISTALLISATION DE PLUSIEURS SYSTÈMES DE DOMINATION EN UNE SEULE FIGURE

Trois ans après le mouvement Black Lives Matter et deux ans après une première rencontre infructueuse avec l’ancienne présidence, Mémoires et Partages a obtenu un entretien avec la nouvelle présidence de l’Université incarnée par Dean Lewis, professeur des universités en électronique et ancien agrégé de physique appliquée, élu le 24 janvier 2022.

Cette rencontre a été le moyen de découvrir le regard que la nouvelle équipe administrative de l’université pose sur les figures coloniales qui sont honorées par les services publics de l’enseignement supérieur. La figure qui a instigué la rencontre n’était autre que le médecin, anatomiste et anthropologue français du XIXe siècle : Paul Broca.

« Paul Broca ou la cristallisation de plusieurs systèmes de domination en une seule figure »

Paul Broca, figure du XIXe siècle, était contemporain d’une société patriarcale et esclavagiste. Ce système de pensée a longtemps été justifié par la science. Paul Broca notamment, a mis en relation les volumes crâniens et l’intelligence. Il partait du postulat que les deux étaient
naturellement proportionnels. Il a observé que le volume crânien des femmes et des noirs étaient inférieurs au volume crânien des hommes blancs. Il en a donc déduit une hiérarchie des capacités intellectuelles au sommet de laquelle se trouvaient les hommes blancs.

Cette thèse a commodément été utilisée pour justifier l’exploitation des femmes et, surtout des noirs.
Paul Broca incarne donc la cristallisation de plusieurs systèmes de domination en une seule figure. Il a dédié son œuvre à justifier une thèse d’inégalité naturelle des individus. Cette inégalité naturelle explique que le groupe hiérarchiquement supérieur domine les groupes inférieurs. Cette domination se manifeste alors par de la violence, de l’exploitation et de l’oppression. Un rapport de force entre dominés et dominants est plus ou moins visible. A l’époque de l’esclavage, le rapport de force était évident, les négriers disposaient des esclaves en vertu du Code noir, et ils avaient droit de vie ou de mort sur ces derniers.
Ensuite, Pierre Bourdieu le rappelle très bien, les dominants parviennent à conserver les rapports de forces sans qu’ils apparaissent visiblement si la domination est intériorisée par les dominés.

Autrement dit, la violence et le mépris infligés aux dominés peut continuer tant qu’ils ne l’identifient pas comme de la violence mais comme un comportement normal, inoffensif. Ensuite, lorsque des dominés savent identifier la violence discrète qui leur a été infligée, les dominants maintiennent le rapport de force en les discréditant ou en les invisibilisant.
C’est par la combinaison de ces deux procédés que le racisme s’est maintenu alors même que l’esclavage a été aboli.

En l’occurrence, les figures coloniales dans l’espace public ne sont pas normales et inoffensives. Elles sont violentes pour les individus qui pâtissent des conséquences de leur thèse raciste et sexiste. Les figures coloniales bénéficient d’une célébration de leur expertise, avec des amphithéâtres nommés à leur nom, en toute impunité, sans responsabilisation pour la propagation d’idéologies racistes et sexistes. Les figurations coloniales dans les universités sont d’autant plus violentes que ces lieux ont été le cadre de propagation et d’enseignement de ces idéologies destructrices. Ainsi, le maintien de la figure de Paul Broca dans l’université de médecine de Bordeaux qui a un amphithéâtre à son nom pose question.

« Comment interpréter le maintien de Paul Broca dans l’espace public? »

Pourquoi l’université de médecine bordelaise a choisi de nommer un amphithéâtre Paul Broca ? Pourquoi le dernier institut de neurosciences de Bordeaux, inauguré en 2017, n’a trouvé que ce nom à arborer alors qu’on sait maintenant la fausseté et la nocivité des travaux du scientifique bordelais ? Pourquoi c’est ce choix de figure qui a été fait alors qu’un.e autre médecin aurait pu être honoré.e ? Peut-être que la thèse raciste et sexiste de Paul Broca était ignorée ou minimisée par les personnes qui ont pris la décision de le mettre lui en avant.

Dans tous les cas, Mémoires et Partages a dénoncé le passif colonial du scientifique à l’ancienne équipe administrative de l’Université de Bordeaux et malgré cela, elle n’a pas estimé qu’il était impératif et urgent de changer les choses. Pendant plusieurs années, aucune réforme n’a été faite et même la création d’un groupe de travail n’a pas été initiée.

Cette négligence autour de l’affaire Broca a balayé sous le tapis les préoccupations des victimes du racisme, les a minimisées, invisibilisées. Or, ces personnes sont épuisées et énervées de ne pas être respectées dans un espace public qui est aussi le leur et elles sont fatiguées de dépendre des décisions de personnes qui font abstraction du racisme.

D’ailleurs, pour les plus radicaux des militants, le fait même d’avoir à obtenir un rendez-vous pour demander à l’administration de retirer ou de contextualiser la figuration de Paul Broca alors qu’elle sait qu’il était raciste et sexiste est insupportable. Comment supporter que cet homme ait sa place dans nos universités, sous le nez d’élèves afrodescendants ou sexisés.

Cette position semble être comprise par la nouvelle équipe administrative de l’Université de Bordeaux. Mémoires et Partages est venue lui proposer la création d’un groupe de travail pluridisciplinaire afin de déterminer comment renouveler les figurations historiques au sein de
l’établissement.

Un tel procédé a été adopté par l’Université de Genève par rapport au scientifique colonial Carl Vogt. A l’issue de ce travail, l’institution a adopté une solution iconoclaste, elle a débaptisé le bâtiment qui portait le nom de Carl Vogt.

Toutefois, Mémoires et Partages considère qu’une lacune de cette solution est qu’elle efface l’existence des figures coloniales et de leurs méfaits. Ainsi, ils ne peuvent plus être tenus comme responsables pour leurs actes.

C’est la raison pour laquelle, l’association antiraciste bordelaise préconise une approche historisante. Elle préfère garder les figures dérangeantes mais expliquer leur passé par le moyen de panneaux explicatifs.

L’équipe administrative de l’Université de Bordeaux a admis l’intérêt de cette approche mais elle estime qu’il ne faut pas s’interdire d’envisager d’autres scénarios de réflexion, dont la rebaptisation. Elle reste cependant sceptique face à la possibilité d’une approche réparatrice. Cette dernière consiste en garder la figuration problématique mais prendre des mesures qui réparent. Il serait possible par exemple de créer une bourse pour les étudiants afrodescendants ou sexisés. La frilosité de l’équipe par rapport à cette solution doit sans doute porter sur les dépenses importantes que ca coûterait à l’université.

En outre, elle estime qu’elle procède déjà à des mesures réparatrices. Elle organise notamment des veilles contre les violences sexistes et sexuelles et accompagne les étudiants internationaux dans leur insertion à Bordeaux.

Dans tous les cas, l’équipe a fermement exprimé son opposition au fait de ne pas toucher à la figuration de Paul Broca. Elle rejette fermement cette approche conservatrice. Elle considère impératif de créer un groupe de travail pluridisciplinaire pour se défaire de la figure de Paul Broca.

« Se défaire de Paul Broca : l’impulsion d’un mouvement anti-raciste universitaire »

Il semble nécessaire de rappeler que la création d’un groupe de travail pluridisciplinaire pour se défaire de la figure de Paul Broca s’inscrit dans un contexte très particulier. En l’état actuel de la vie politique française, la majorité présidentielle ne cesse de pointer du doigt un danger « islamo-gachiste » ou « wokiste » qui grouillerait dans les universités. Elle semble redouter et mépriser le travail de mémoire et d’éducation qui est fait par les universitaires et les étudiants pour mettre en lumière les différentes dynamiques de domination qui existent en société, dont le racisme et le sexisme.

Le fait d’engager un travail de renouvellement des figurations racistes et sexistes dans les établissements de l’enseignement supérieur représente donc une position résistante de la part de l’équipe administrative de l’Université de Bordeaux. En commençant ce travail, l’Université de Bordeaux manifesterait son envie de ne pas balayer sous le tapis la réalité des dynamiques de dominations. Elle exprimerait une volonté forte et déterminante de rendre justice aux étudiants qui font partie de groupes sociaux qui ont été et continuent d’être victimes de violences racistes et sexistes.

Par ailleurs, l’Université de Bordeaux est connue et respectée par le reste des établissements de l’enseignement supérieur en France mais également à l’étranger. Ainsi, l’engagement de l’Université de Bordeaux serait un bon signal pour que d’autres institutions commencent un travail réflexion autours des figures coloniales. Le groupe de travail pluridisciplinaire autour de la défiguration de Paul Broca serait donc à l’origine d’un mouvement anti-raciste universitaire de grande ampleur.

En outre, à l’issue de l’entretien, l’équipe administrative de l’établissement bordelais a admis que le travail sur Paul Broca serait un premier petit pas mais que d’autres suivraient. Elle a révélé vouloir faire l’inventaire des figures problématiques et les réformer elles-aussi.

« Un groupe de réflexion sur Paul Broca : le danger de la mise à l’écart de l’expertise des victimes d’inégalités »

En l’état actuel du débat, nous restons inégaux face à la figuration de Paul Broca dans les universités. Tant qu’un amphithéâtre portera son nom, des élèves seront victimes des conséquences de ses méfaits et d’autres non. La création du groupe de travail pluridisciplinaire a vocation à rétablir l’égalité, à offrir à tous des figures progressistes ou au moins contextualisées si ce n’est pas le cas.

Cet objectif d’égalité est revendiqué par l’Université de Bordeaux donc sa position par rapport à Paul Broca était attendue. Si l’établissement défend l’égalité, alors cela doit se concrétiser par des actions. L’Université de Bordeaux semble être d’accord avec cela donc elle est en faveur d’une mise en place d’un groupe de travail pluridisciplinaire.

Cependant, l’équipe administrative tient à ce que le travail se fasse avec des élus et des experts. Ce qu’elle entend par experts, c’est un ensemble d’académiques pas forcément victimes de racisme ou de sexisme mais qui ont étudié l’époque coloniale et ses conséquences.

Or, cette exigence est lacunaire et dangereuse. En effet, revendiquer l’égalité de tous c’est permettre à tous d’être entendus, ne pas écarter les victimes d’oppressions des instances de décision. Le danger en minimisant la capacité d’expertise des victimes c’est de prendre des décisions pour elles qui ne les satisfassent pas et font semblant de régler leur problème.

Personne ne semble mieux placé pour déterminer ce qui pose problème dans la figuration d’un raciste et d’un sexiste, et comment remédier à ce problème, que les personnes directement dérangées par l’effigie. En outre, la non prise en compte des voix des victimes dans les instances de décision est un procédé qui maintient encore un rapport de force, un rapport où les victimes dépendent du bon vouloir des institutions. Par conséquent, l’idéal serait d’inclure des étudiants afrodescendants ou sexisés, dans le groupe de travail.

A ce propos, il semble que l’équipe administrative de l’Université de Bordeaux sera d’accord. Elle a notamment manifesté son envie de prendre en compte les différences générationnelles qu’il peut y avoir entre les universitaires et les étudiants. Elle souhaite donc solliciter des étudiants et leur vision a priori moderne du racisme et du sexisme pour régler l’affaire Broca.

ADRIANA GIROL

représentante des étudiant.e.s à Mémoires & Partages

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