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PARUTION – «Au musée d’Aquitaine domine l’idée d’un passé grandiose de Bordeaux» Ana Lucia Araujo

Brésilienne d’origine, historienne et professeure à l’université Howard aux USA, Ana Lucia Araujo vient de publier un ouvrage, « Slavery in the age of memory », fruit d’une enquête fouillée sur les représentations de l’esclavage et du racisme dans plusieurs pays.

Dans le cadre du 4e Black History Month, la chercheuse a répondu à Karfa Sira Diallo, fondateur-directeur de Mémoires & Partages, aux questions liées à l’espace public, la justice raciale et le traitement institutionnel de la mémoire de l’esclavage et du racisme à Bordeaux

Mme Araujo, en quoi l’approche transnationale de la mémoire de l’esclavage peut-elle répondre aux enjeux identitaires et de justice qui s’amplifient autour de cette question? Pourquoi l’espace public est devenu la cible des manifestations exigeant la justice mémorielle sur l’histoire de la diversité du monde ? 

L’esclavage et la traite atlantique des Africains mis en esclavage était un système transnational qui a donné l’origine à l’idée de race et au racisme anti-noir. Alors dans toutes les sociétés qui ont connu l’esclavage dans les Amériques, ainsi que dans les pays ayant participé à la traite atlantique en Europe, les populations noires continuent de porter le stigmate associé à l’esclavage. Même si certaines personnes ne sont pas porteuses d’une identité associée à l’esclavage (descendant d’esclaves), elles sont les victimes des inégalités raciales et du racisme. Dans différents pays européens dont la France et la Grande-Bretagne, l’identité de descendant d’esclave a été aussi associée à celle de descendant de colonisé. Autrement dit, l’héritage de l’esclavage et celle de la colonisation portent plusieurs éléments en commun. Historiquement, la traite atlantique des Africains mis en esclavage et la colonisation européenne de l’Afrique font partie de ce continuum. Alors depuis longtemps les personnes racialisées comme noires sont celles qui mènent les débats sur la reconnaissance du passé esclavagiste dans la sphère publique et dans l’espace public, c’est dans ces espaces qui les luttes politiques et le racisme se matérialisent soit clairement en rendant les sujets noirs invisibles ou par des actes clairement hostiles et violents, tel ce qui est arrivé lors de l’assassinat de George Floyd par un policier blanc nord-américain. L’espace public est le lieu par excellence des luttes politiques, donc pour mener une lutte contre le racisme anti-noir. Le mot « diversité » est ici trompeur car il masque un problème qui atteint surtout les populations racialisées comme noires. 

Ne nous sommes nous pas trompés en ne connectant pas la mémoire de l’esclavage à la mémoire du racisme en Occident?  

Il y a bien des auteurs qui n’ont pas fait ces liens, mais les activistes et les académiques noirs ont connecté la mémoire de l’esclavage et le racisme depuis très longtemps. Si la mémoire de l’esclavage a fait surface dans l’espace public notamment à partir de la fin des années 1980, c’est justement à cause de la persistence du racisme, devenue plus visible avec la fin de la Guerre Froide et la promotion d’un plus grand dialogue entre les populations de la diaspora africaine. Mon livre argumente justement que la mémoire de l’esclavage (soit-elle collective, publique, culturelle) est toujours racialisée.

Vous avez étudié la gestion de la mémoire de l’esclavage dans la ville de Bordeaux. En quoi d’après vous cette ville occupe une place particulière ? 

Plusieurs universitaires dont Christine Chivallon, Éric Saugera et Renaud Hourcade ont travaillé sur Bordeaux de façon très spécifique. Dans mon cas, j’ai travaillé davantage sur les représentations de l’esclavage dans le musée et le Musée d’Aquitaine m’intéresse car comme d’autres institutions il a incorporé la mémoire de l’esclavage, en lui donnant un statut officiel. Bordeaux est important car il s’agit du deuxième port esclavagiste de la France. Une ville comme plusieurs autres en Europe qui a pris beaucoup de temps à reconnaître publiquement sa participation dans la traite atlantique et aussi le fait que la richesse de ses élites est issue de ce commerce. Depuis le début du vingt-et-unième siècle la ville a mis en place certaines initiatives, bien que plutôt timides, afin de mettre en relief ce passé controversé, d’abord avec la création d’une commission pour étudier la question de la traite, par la suite à travers l’inauguration d’un buste de Toussaint Louverture et plus tard avec la mise en place d’une modeste exposition au Musée d’Aquitaine. Mais c’est juste plus récemment que le Musée d’Aquitaine a développé une exposition plus robuste sur l’esclavage et qu’une nouvelle commission a développé davantage l’étude des mesures pour mettre en valeur le passé esclavagiste de la ville, dont la contextualisation des rues nommées d’après des hommes qui ont fait fortune avec la traite des esclaves et l’inauguration d’une statue rendant hommage à une femme esclavagée.

Vous soutenez dans votre livre que « la mémoire de la traite et de l’esclavage qui se donne à voir au Musée d’Aquitaine « reste celle des élites de Bordeaux », et en dépit de quelques tentatives en ce sens, le musée « ne bouscule pas fondamentalement le récit suprémaciste associant la grandeur passée de la ville à ses activités négrières » (p. 112). Qu’est ce qui fonde ce point de vue ? Comment sortir de ce piège de l’institutionnalisation de la mémoire de l’esclavage? 

La mémoire est toujours vivante, alors quand elle entre dans le musée (un espace institutionnel) elle tend à être incorporé dans un discours officiel, voir devenir cristallisée. Mais le musée peut être aussi un agent de changement, de changement limité, bien sûr, mais agent quand même. Le Musée d’Aquitaine a été créé pour raconter l’histoire de la ville, dont notamment celle de ses élites esclavagistes, ce n’est pas un musée de l’esclavage. Le musée est aussi limité par les objets, oeuvres d’arts et documents de sa collections, lesquels sont aussi hérités de ces élites. Or ce qui domine dans le musée c’est l’idée d’un passé grandiose de la ville de Bordeaux. De façon générale, les peintures exposées qui représentent des personnes esclavagées ne sont pas assez décortiquées. Les étiquettes et panneaux ne mettent pas en question ces représentations comme étant des images mettant en valeur l’infériorité des personnes noires esclavagées. Les narratives de rébellion et de résistance ne sont pas suffisantes. Souvent on privilégie l’idée du métissage au détriment du questionnement des inégalités raciales et du racisme. La célébration du métissage est la façon française de gommer la suprématie blanche comme système. Aussi, le Musée d’Aquitaine n’établit pas encore un lieu entre la traite atlantique et la conquête et la colonisation de l’Afrique.  Bien sûr, tout cela a lieu dans des musées un peu partout, à Nantes, Bristol, Liverpool, Londres, Rio de Janeiro, à New York City, pas juste à Bordeaux. La représentation des atrocités dans le musée en général est et va demeurer toujours problématique. Aussi, le musée n’existe pas pour remplacer les acteurs sociaux qui mènent les luttes contre le racisme. Ceci dit, c’est quand même fantastique d’avoir une grande exposition de l’esclavage dans le Musée d’Aquitaine. Oublions pas, un pays comme le Brésil qui a importé plus de 5 millions d’Africains mis en esclavage n’a pas encore une exposition permanente sur l’esclavage de cette taille dans ces musées publics. Le seul musée qui fait ce travail est le Musée Afro Brasil, une institution municipale, inaugurée à São Paulo en 2005. Dans ce contexte, je  crois que le musée peut être une voie par lequelle ont met en question les structures de la suprématie blanche, un lieu qui fait poser des questions, un lieu pour sortir les visiteurs de leur zone de comfort. Mais pour que cela arrive il faut un long processus, il faut engager des commissaires noirs invités et permanents. Il faut aussi constamment mettre à jour les expositions, avec l’aide des représentants noirs de la société civile. Cela est toujours une tâche compliquée car elle dépend aussi des resources matérielles et financières, des parties politiques et de leurs représentants au sein de la ville.
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Propos recueillis par Karfa Sira DIALLO

Pour en savoir plus, son site : Ana Lucia Araujo | Historian and Professor

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