Mouvement d’éducation populaire à la mémoire partagée depuis 1998

BORDEAUX – BAYONNE – DAKAR – LA ROCHELLE – LE HAVRE – PARIS

BÉNIN VIDÉO- « Il faut aussi déboulonner les africain.e.s qui ont été complices de la traite des noir.e.s » Prof. Félix Iroko

Mort récemment des suites d’un accident de circulation, le professeur Felix Iroko avait défrayé la chronique béninoise et africaine en juillet dernier dans le sillage du mouvement Black Lives Matter.

Le 25 juillet dernier, dans un entretien exclusif à Bénin Web TV, l’historien est revenu sur les déboulonnages de statues liées à l’histoire coloniale française ou à la traite négrière, suite à la mort de George Floyd le 25 mai dernier.

Qu’on soit d’accord ou non avec l’intégralité de ses propos et malgré les risques d’instrumentalisation par l’extrême droite européenne, il exprime un point de vue partagé par de nombreux historiens et citoyens africain.e.s sur la nécessité de se réapproprier l’histoire et la mémoire de la traite et de l’esclavage des noir.e.s, en tant que sujets actifs et plus exclusivement en tant qu’objets ou victimes. Ceci afin d’en conjurer les effets contemporains en Afrique et dans sa diaspora.

PROPOS RECUEILLIS PAR VINCENT DEGUENON

Avant le meurtre de George Floyd, un Afro-Américain de 45 ans, le 25 mai dernier à Minneapolis (Etats-unis), c’est de la Martinique qu’est parti le mouvement de protestation avec les déboulonnements des statues du député abolitionniste français Victor Schoelcher.

Depuis, la colère, les rassemblements et les émeutes se sont répandus dans tous les Etats-Unis, gagnant un écho international. Plusieurs statues liées à l’histoire coloniale française ou à la traite négrière ont été dégradées ou déboulonnées dans plusieurs pays, américains comme européens, qui ont un passé colonial.

En tant qu’historien, quel est l’enjeu des statues dans l’espace public ?

Professeur Félix Iroko: Les statues dans l’espace public, quel que soit le pays, relèvent toujours d’une politique ostentatoire pour mettre en relief un fait historique important pour la population concernée et pour sa culture. C’est comme une question de marque identitaire. Une statue dans un musée n’a pas les mêmes significations que si elle est dans l’espace public. Dans l’espace public, c’est une politique d’ostentation. C’est une sorte de triomphalisme. C’est une façon pour ceux qui ont installé cette statue de glorifier le passé et de montrer l’importance de l’individu représenté par cette statue.

Ces actes de déboulonnages de statues réveillent-elles la question de la « fabrique de l’histoire » ?

Ce qui me semble primordiale d’entrée de jeu, c’est une question de clarification. On ne peut pas tout généraliser. Il faut prendre les situations au cas par cas et procéder par catégorisation en fonction du pays concerné.

La statue du roi Léopold II de Belgique à Bruxelles n’a pas la même signification que la même statue à Kinshasa, par exemple. Il faut donc éviter l’amalgame. La statue du roi Léopold à Bruxelles me semble tout à fait la bienvenue. C’est un personnage très important pour eux et qui représente quelque chose de glorieux pour leur passé. Ils ont dominé une colonie qu’ils ont exploitée. C’est une bonne chose pour eux et je suis opposé aux actes de vandalisme consistant à déboulonner une telle statue à Bruxelles (Belgique).

Mais la même statue (statue du roi Léopold II de Belgique, ndlr) n’a pas sa raison d’être en Afrique, quel que soit l’endroit. Le roi Léopold II est comme une injure pour les Africains, une injure pour les Zaïrois. Il faut le déboulonner quel que soit l’endroit où on le trouve sur le continent africain. S’il y a des Congolais qui sont à Bruxelles et qui sont gênés par ces statues, qu’ils rentrent calmement chez eux. Je suis tout à fait d’accord avec le président Emmanuel Macron quand il dit qu’il n’y a pas question d’encourager ces actes de sabotage.

L’histoire se retrouve à l’épreuve de la rue. Avons-nous une histoire écrite par les vainqueurs ? Donc une mémoire falsifiée ?

Tout ce que je peux souhaiter est qu’il y ait une plaque sur laquelle tout ce que l’individu a entrepris est mis de façon succincte. Colbert, par exemple, est l’auteur du code noir qui a légitimé la traite négrière en lui donnant un statut. Cela nous est défavorable en tant qu’Africains. Mais Colbert qui fut ministre du roi Louis XIV a entrepris des choses qui sont mémorables pour son pays. Cette rédaction du code noir est une bonne chose pour la France mais condamnable en tant qu’Africain que je suis. S’il y a un panneau pour l’indiquer, on comprendrait mieux. Mais il n’est pas question de déboulonner cette statue de Colbert placée devant l’assemblée nationale française.

En Afrique comme au Bénin, il y a un combat pour décoloniser les rues et autres monuments faisant référence à une suprématie blanche. Par exemple, changer le nom du stade Charles de Gaulle en nom d’un personnage béninois. Quel est votre avis ?

René Pleven (référence au stade René Pleven de Cotonou, ndlr) a été l’un des tous premiers français à saluer l’acte terroriste du général Charles de Gaule. Il a soutenu un grand personnage et l’a rejoint. C’est très bien pour les Français. Mais ça n’a aucune signification pour nous ici (au Bénin, ndlr). En tant qu’Africains, en tant que Béninois, nos stades ne méritent pas qu’on parle de stade Charles de Gaule ou de stade René Pleven. Il faut enlever ces noms.

Louis Hounkanrin, par exemple, qui est de Porto-Novo, est un homme d’honorable mémoire, anticolonialiste convaincu et résolu qui a connu beaucoup de déboires. Les Européens ne l’ont pas du tout ménagé. On laisse ce nom de côté à Porto-Novo et parle de général Charles de Gaulle. Des gens qui ont connu Louis Hounkanrin sont encore en vie et il y a d’autres noms encore que je pourrais citer. Il faut tout simplement enlever ces noms-là (noms des ex-colons français). S’il y a encore d’autres rues qui portent ces noms, il faut les débaptiser et leur donner des noms typiquement africains.

Combien de fois, en France ou en Belgique, des gens ont donné des noms des héros africains à des rues ou monuments ? Les Africains ont pourtant servi de chair à canon aux Français pendant la première guerre mondiale, comme pendant la seconde guerre mondiale. Nombreux d’entre eux sont morts là-bas. Plus de 200 africains ont été fusillés par les allemands à Lyon (L’héroïque résistance du 25e régiment de tirailleurs sénégalais en juin 1940, ndlr). Mais, vous ne verrez pas à Lyon une rue qui porte ces noms de soldats africains morts pour la France. Mais nous, on se permet de glorifier leurs héros ici, eux autres ne glorifient pas les nôtres.

Ces personnages historiques dont on parle, (Jean-Baptiste Colbert, Victor Schœlcher, Edward Colston, général Charles de Gaule, René Pleven …, ndlr), qu’on glorifie ici ou qu’on condamne ailleurs sont pour les uns des bourreaux alors que pour d’autres, ce sont des héros. Léopold II, pour nous Africains, est un bourreau, mais pour les Belges, c’est un héros.

Il y a un débat sur des statues dans l’église catholique où l’ange est peint en blanc et le diable en noir . Pensez-vous que cette image quasi-présente dans l’esprit de beaucoup de personnes a été introduite exprès dans la conscience collective toujours pour perpétuer la domination blanche ?

L’église aussi a, malheureusement, pris part à la colonisation. L’église a été l’auxiliaire de la traite négrière et de l’esclavage domestique. Mais, je fais toujours la part des choses. Je ne dis pas que ceux-là qui sont venus nous coloniser sont nécessairement des démons, même s’ils ont commis des actes tout à fait diaboliques. Mais souvent, ce que nous ignorons en Afrique, et qui me semble important, sinon capitale, est que nous cherchons toujours des boucs émissaires. On n’a fait que rejeter le tort sur les autres, les Belges, les Français, les Américains qui ont tué Patrice Lumumba … Pourquoi parler des commanditaires seulement ?

Ils ont été des commanditaires parce qu’ils ne voulaient pas de Patrice Lumumba et voulaient qu’on le tue. Mais il y a des exécutants qui sont typiquement africains. Nous (Africains, ndlr) voulons chaque fois nous faire passer comme des saints, des anges. Après 60 ans de gestion autochtone du Congo démocratique, le pays est plus pauvre qu’il ne l’était quand Léopold II en avait la possession.

Est-ce toujours les Blancs ? Nous passons tous notre temps à ressasser. Je suis historien et le passé est important pour moi, mais je ne peux pas passer tout mon temps à vivre dans le passé. Il faut maintenant regarder vers l’avenir.

Au Sénégal, la municipalité de la ville de Gorée a rebaptisé la place de l’Europe, devenue « Place de la Liberté et de Dignité humaine ». Quel est votre avis ?

Je soutiens totalement cette décisionJe déplore que cela n’ait pas eu lieu beaucoup plus tôt. Et il faut aussi déboulonner la statue du général Faidherbe [Louis Faidherbe, 3 juin 1818-1889, est une des grandes figures du colonialisme français qui a mené « une guerre d’extermination » au Sénégal, qui a abouti « à l’imposition d’un système d’oppression raciste », ndlr. Un monument lui a été consacré à Saint-Louis au Sénégal.] 

Louis Léon César Faidherbe, régulièrement appelé Léon Faidherbe, n’était pas gouverneur du Sénégal. Il était gouverneur de l’AOF, entendu l’Afrique Occidentale Française basée au Sénégal. Sa statue en plein air dans le paysage me gêne un peu et je ne pense pas qu’il faille aller le jeter dans la mer, même si l’Océan est proche. Il faut la mettre dans un musée parce que le fait que Faidherbe ait résidé au Sénégal constitue un pan de l’évolution du Sénégal. Faidherbe était le colon par excellence.

Mais un fait me semble important. Lorsqu’on parle de la traite négrière, les gens n’accusent que les Blancs. Mais ils sont venus (en Afrique) en acheteur et nous (Africains) avons été des vendeurs. La plupart des esclaves ont été achetés en bonne et due forme à Ouidah (Ex-port négrier du Bénin). C’est le « yovogan » [ le représentant des Blancs, ndlr], le représentant du roi qui fait gongonner la veille pour demander aux citoyens de venir vendre ce qu’ils ont (les esclaves). Cela signifie que la vente des esclaves n’était pas seulement un phénomène régalien. Le roi même en vendait. Le roi Adandozan (neuvième roi d’Abomey entre 1797 et 1818. Son nom, son règne et ses symboles ont été effacés de la tradition historique d’Abomey) a vendu la mère de son frère consanguin (prince Gakpe) devenu Guézo, par la suite.

Des Africains en ont donc profité. Il n’y a pas d’acheteurs sans vendeurs, nous (Africains) étions des vendeurs. Quand la traite a été supprimée, des Africains étaient contre l’abolition. Le Roi Kosoko de Lagos (Nigéria) était contre l’abolition à l’époque. Un roi de Dahomey dont je tais le nom était également contre l’abolition.

La traite négrière qui a duré 4 siècles est un phénomène malheureux de longue durée qu’il faut ranger parmi les crimes contre l’humanité dont les Africains aussi sont en partie responsables. C’est une question de coresponsabilité. Ce n’est pas l’acheteur qu’il faut condamner, il faut condamner le vendeur aussi et davantage le vendeur parce que le vendeur a des liens d’affinité et de parenté avec celui qui est vendu. Parmi ceux qui ont été vendus et qui ont eu des descendances là-bas, beaucoup se sont retournés après l’abolition. Certains sont revenus chez eux avec des noms à consonance portugaise, Da-Silva, D’Oliveira

Malheureusement, certains d’entre eux venus au XIX siècle se sont transformés, à leur tour, en négrier et ont acheté des esclaves qu’ils font convoyer pour leurs correspondants restés au Brésil. Des Africains ont repris ce commerce après l’abolition.

Peut-on dire que nous (Noirs) sommes blancs comme neige dans cette traite ? Quelle date avons-nous choisi pour commémorer la suppression de la traite ? La France a choisi le 10 mai et nous dans nos pays africains ?

Également, ceux qui ont supprimé la traite négrière ne l’ont pas fait parce qu’ils aimaient les Noirs. C’est parce qu’ils ont constaté à un moment donné, qu’avec le développement du capitalisme et surtout du machinisme, ils n’ont plus besoin d’autant de main d’œuvre. Ce qu’un esclave peut accomplir en 5 jours, en une journée, les machines peuvent le faire. Ce n’était pas par philanthropie comme beaucoup le pensent.


Abiola Félix Iroko (74 ans) est un historien béninois, auteur de plusieurs ouvrages sur les civilisations africaines et l’esclavage en Afrique. Titulaire d’un doctorat de lettres et de sciences humaines de l’université Paris Panthéon-Sorbonne, Abiola Félix Iroko est Professeur au département d’histoire et d’archéologie de l’université d’Abomey-Calavi (Bénin). Il est, notamment, auteur de « La côte des esclaves et la traite atlantique : les faits et le jugement de l’histoire », parue en 2003 aux éditions « Nouvelle presse publications ». Il est également le président du Conseil Scientifique de l’université (HECM), Haute École de Commerce et de Management du Bénin.

Par son ouvrage, « La côte des esclaves et la traite atlantique : les faits et le jugement de l’histoire », l’éminent historien met les pieds dans le plat, à propos de l’esclavage dans le Golfe de Guinée et de la responsabilité des rois de l’ancien royaume du Danhomé. Il balaie du revers de la main « la rhétorique des tenants de la thèse des réparations » en matières sonnantes et trébuchantes. « Les Africains ont débattu pendant près d’un demi-millénaire avec les négriers, du prix des leurs qu’ils leur vendaient. Ils veulent encore continuer aujourd’hui à débattre, avec les descendants de ceux-là, de la valeur marchande des Noirs que leurs ancêtres ont vendus au détriment du développement de leurs régions » a écrit l’historien  (pp. 148-149).

Une réponse

  1. Le Benin a perdu un grand humaniste en la personne du professeur Félix Iroko. Peu d’hommes sont capables d’autant de justesse impartiale dans leurs propos. Pour ma part je ne le connaissais pas, mais, après avoir lu et écouté ses paroles au travers de cet article, j’ai le sentiment que l’Humanisme à perdu un frère de raison et de cœur. Une triste perte pour le Monde.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *